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LE BERGSONISME

et d’Hatzfeld s’efforce de ranger ces sens dans leur ordre de dérivation logique, et nous permet parfois de reconstituer le schème indivisible qui a déposé ces différentes acceptions. Un index comme ceux d’Ast ou de Bonitz peut nous rendre le même service pour les termes philosophiques employés par Platon et Aristote. « Il faut être bien novice, disait un jour M. Bergson dans sa chaire, pour demander au philosophe la définition ne varietur des mots qu’il emploie. La géométrie peut le faire, puisque ses mots désignent des objets conventionnels, des abstractions. Mais des mots qui désignent des choses réelles ne peuvent toujours avoir le même sens. Ainsi un être superficiel et plat, c’est-à-dire vivant dans un espace à deux dimensions, ne comprendrait pas comment on peut faire des dessins différents du même objet. Mais qu’il entre dans la troisième dimension, et il comprendra. De même pour les sens d’un terme philosophique. Le contexte, qui joue le rôle de la troisième dimension, influe, dans un passage particulier, sur le sens aussi particulier du mot. » Plus précisément ce sens particulier du mot serait au croisement de son mouvement stylistique et de son mouvement sémantique, comme un point est à l’intersection de deux lignes. M. Bergson se défendra donc, de ce point de vue, contre des critiques comme celle de M. René Berthelot, qui écrit : « L’artifice de la méthode psychologique de Bergson consiste à passer, sans nous en prévenir et sans s’en apercevoir lui-même, d’un sens à l’autre du mot immédiat. C’est ce passage injustifié qui lui permet de fonder des conclusions analogues à celles du romantisme sur des raisonnements analogues à ceux de l’empirisme et de l’utilitarisme[1]. » Mais il n’en est pas moins vrai qu’il y a là en effet un des dangers ordinaires de la philosophie, une des causes qui lui interdisent la précision du mathématicien. Le fait qu’un terme philosophique a sinon plusieurs sens, du moins plusieurs nuances de sens, met sous les pieds du philosophe des sables mouvants parfois perfides. M. Bergson n’hésite pas à y reconnaître une cause fréquente d’erreur. « Les deux sens du mot corrélation, écrit-il, doivent être distingués avec soin : on commettrait un véritable paralogisme en adoptant l’un d’eux dans les prémisses, et l’autre dans la discussion[2]. » C’est ainsi que les biologistes prennent en deux sens différents le mot adaptation, de sorte que « l’on passe subrepticement de l’un de ces deux sens à l’autre,

  1. Le Pragmatisme chez Bergson, p. 214.
  2. Évolution Créatrice, p. 74.