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LA LOGIQUE DE L’ILLUSION

comme toutes les grandes philosophies, à commencer par celle de Platon. Relisez la préface de l’Abbesse de Jouarre, les propos d’Euthyphron au lendemain du Phèdre. On pourra toujours faire la caricature d’un bergsonien en disant que c’est un homme pour qui les mathématiques sont l’illusion et le temps la vérité. C’est ainsi que Musset a compris Kant (Alors sort des brouillards un sophiste allemand…). que Voltaire a compris Malebranche et Leibnitz, qu’Antisthème et Diogène ont compris Platon.

II
L’ILLUSION DU NÉANT

L’illusion du morcellement a son origine dans les nécessités de l’action intelligente, et le philosophe peut la considérer plus particulièrement comme une illusion du langage, un idolum fori, puisque le langage morcelle la réalité en mots comme la pensée le morcelle en concepts. Mais la vertu du langage ne consiste pas seulement dans les mots, elle consiste d’abord et surtout dans le mouvement de pensée, dans la phrase sur laquelle les mots ne font que des coupes abstraites et conventionnelles. Or, si le morcellement en mots est générateur d’une illusion, il semble que l’organisation en phrases, en discours, implique pour M. Bergson une seconde espèce d’illusion qu’il n’a pas désignée spécialement, mais qu’il dénonce sous les formes les plus diverses. Illusion qu’il n’a d’ailleurs nullement découverte, et que tout philosophe considère comme un des dangers auxquels son raisonnement ou son discours est sans cesse exposé.

Tout mot a plusieurs sens, que classent les dictionnaires. À un autre point de vue il n’a qu’un sens, un sens dynamique, qui peut se dédoubler en deux mouvements. D’abord un mouvement stylistique dans l’intérieur d’une phrase, où le sens du mot n’est pas fait seulement du mot lui-même, mais du reflet des autres mots sur lui. En second lieu un mouvement sémantique, réglé par l’analogie, et qui va d’un sens à un autre. Un dictionnaire comme celui de Darmesteter