Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TI.djvu/175

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
161
LA LOGIQUE DU VRAI

malentendus). Il y a une théorie du bon sens, ce qui n’est pas du tout la même chose.

Tandis que le sens commun porte sur la théorie, le bon sens porte sur la pratique. Peut-être d’ailleurs le sens commun n’est-il qu’une projection théorique du bon sens. En tout cas c’est l’analyse du bon sens qui nous placera ici au cœur de la nature humaine et nous aidera à saisir en elle quelque chose d’immédiat. Le bon sens, qui est nous-mêmes avant les philosophes, est peut-être aussi, comme le laisse entendre la phrase de Berkeley que je viens de citer, nous-mêmes après la philosophie.

Connaître c’est induire et déduire. Or l’induction et la déduction s’effectuent dans une nature spatialisée, consistent à découvrir et à formuler des répétitions. « Nos inductions sont certaines, à nos yeux, dans l’exacte mesure où nous faisons fondre les différences qualitatives dans l’homogénéité de l’espace qui les sous-tend, de sorte que la géométrie est la limite idéale de nos inductions aussi bien que de nos déductions. Le mouvement au terme duquel est la spatialité dépose le long de son trajet la faculté d’induire comme celle de déduire, l’intellectualité tout entière[1]. »

C’est précisément ici qu’intervient le correctif du bon sens, qui est comme un moyen terme entre l’intelligence et l’instinct. M. Bergson appelle le bon sens « l’expérience continue du réel ». Il ne s’applique pas comme l’intelligence à la production des choses dans l’espace, ou aux conditions de cette production, mais à la conduite de la vie dans la durée. Il est, comme l’a remarqué Descartes, la chose du monde la mieux partagée, car les gens instruits n’en ont pas, en moyenne, plus que les ignorants. S’il est la chose la plus commune, c’est qu’il tient de près à l’élan vital, qu’il met en jeu non une superficie de l’esprit, mais la réalité de l’esprit.

Il met en jeu la réalité de l’esprit précisément parce qu’il n’est pas une opération de l’esprit. L’esprit en effet opère non par son être total, ὁλῃ τῇ ψυχῇ (holê tê psuchê) mais par ce qu’il a de commun avec la matière sur laquelle il opère, et d’adapté à elle. C’est ce que nous comprendrons en voyant l’esprit déduire. La déduction, dit M. Bergson, étant « une pure opération de l’esprit, s’accomplissant par la seule force de l’esprit » il semble que si elle doit être à son aise et porter des fruits quelque part, ce doive être dans le domaine de l’esprit. Pas du tout. La déduc-

  1. Évolution Créatrice, p. 236.