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LA LOGIQUE DU VRAI

Deux mouvements de sens opposés étant donnés, il suffit que l’un d’eux cesse pour qu’on retombe dans l’autre. Le mouvement centrifuge de la balle que nous jetons en l’air, quand il prend fin, devient mouvement centripète. Il en est de même de tout mouvement dans l’un des deux sens divergents. Il ne cesse pas par le repos, puisqu’il n’y a pas de repos dans la réalité, mais par le mouvement inverse. La vie succède à la matière quand l’énergie cesse de se dégrader, la matière succède à la vie quand l’énergie cesse de s’accumuler. On pourrait reprendre sur un rythme bergsonien l’argument des contraires du Phédon. De deux contraires l’un se définit par la cessation de l’autre, mais comme l’un ne cesse que d’une façon relative à l’autre, l’autre ne se pose aussi que d’une façon relative au premier. Comme Schopenhauer l’avait profondément vu, entre le désir et sa réalisation, le rêve et l’action, l’idéal et le réel — et aussi entre la vie et la matière, l’instinct et l’intelligence — il y a à la fois rapport d’adaptation et d’opposition. Ce qui est élan vital retombe naturellement à son contraire et doit se tenir en état de tension toujours précaire pour éviter cette chute naturelle. L’effort est un mouvement qui tend vers un but, mais qui ne saurait l’atteindre qu’en cessant d’être effort, c’est-à-dire en cessant d’être. « Jusque dans ses œuvres les plus parfaites, alors qu’il paraît avoir triomphé des résistances extérieures et aussi de la sienne propre, il est à la merci de la matérialité qu’il a dû se donner. C’est ce que chacun de nous peut expérimenter en lui-même. Notre liberté, dans les mouvements mêmes par où elle s’affirme, crée les habitudes naissantes qui l’étoufferont si elle ne se renouvelle par un effort constant : l’automatisme la guette. La pensée la plus vivante se glacera dans la formule qui l’exprime. Le mot se retourne contre l’idée. La lettre tue l’esprit. Et notre plus ardent enthousiasme, quand il s’extériorise en action, se fige parfois si naturellement en froid calcul d’intérêt ou de vanité, l’un adopte si aisément la forme de l’autre, que nous pourrions les confondre ensemble, douter de notre propre sincérité, nier la bonté et l’amour, si nous ne savions que le mort garde encore quelque temps les traits du vivant[1] ».

Il serait inexact cependant de voir dans le bergsonisme une philosophie où les contraires s’engendreraient sans fin, et où chacun n’existerait que comme inversion de l’autre. La matière est l’inversion de la vie, l’intelligence l’inversion de l’intuition, mais la réciproque n’est pas

  1. Évolution Créatrice, p. 138