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dance profonde de la vie. Il n’y aurait pas de conscience individuelle sans une contrariété infligée à l’être par son milieu. Il n’y aurait pas de conscience sociale sans les contrariétés, les contradictions, les oppositions internes qui existent dans toute société, à commencer par la famille, et qui ne se concilient sur un point que pour se renforcer sur un autre. Il n’y aurait pas de conscience philosophique, pas de philosophie, sans la différence et l’opposition des doctrines, et cette opposition existera après M. Bergson comme elle existait avant lui. L’élan vital de la philosophie sera plus fort que la tentative du philosophe (impérialiste à sa façon) pour l’arrêter à lui. Il ne serait pas philosophe s’il ne l’essayait, et il n’y aurait pas de philosophie s’il y réussissait.

Il n’en demeure pas moins que cette réalité de mouvement, cette création de contrariétés fécondes, cette position de contraires et ces passages d’un contraire à l’autre, nulle philosophie mieux que celle de M. Bergson ne fait effort pour les suivre de près, adapter sa fluidité à leur complexité et à leurs sinuosités. L’idée de contraire occupait dans la philosophie des anciens une place considérable, étant donné leur physique qualitative. La physique quantitative des modernes l’a fait à peu près disparaître de la philosophie comme de la science ; la biologie s’en est fort peu servi ; une tentative malheureuse de Darwin (l’expression des émotions expliquée par le principe de l’antithèse) a montré qu’elle devait être en tout cas fortement retaillée pour s’adapter aux faits vitaux. Il semble que le mobilisme bergsonien lui ait rendu un peu du jeu qu’elle avait au temps d’Héraclite, de Platon et d’Aristote. Non l’idée de contraire, mais celle de directions contraires, celle de mouvements divergents, est à M. Bergson d’un précieux secours. La nécessité et la liberté, la matière et la vie, le corps et l’âme, l’intelligence et l’instinct, ne forment pas des couples de réalité contraires, puisqu’en fait nous les voyons toujours coexister ; mais ils forment, en fait, des couples de directions contraires, et, en droit, des couples de principes contraires. On pourrait dire de tous ce que M. Bergson dit de l’intelligence et de l’instinct : « En réalité ils ne s accompagnent que parce qu’ils se complètent, et ils ne se complètent que parce qu’ils sont différents, ce qu’il y a d’instinctif dans l’instinct étant de sens opposé à ce qu’il y a d’intelligent dans l’intelligence[1] » C est à ces sens opposés, à cette distinction de mouvement que s’attache l’explication philosophique.

  1. Évolution Créatrice, p. 148.