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prochés à Schopenhauer par la plupart des critiques. M. Volkelt l’en défend en appelant sa philosophie un corrélativisme, c’est-à-dire une manière de philosopher par termes corrélatifs.

Dans l’étoffe même de notre vie psychologique, sont déjà donnés les éléments d’un cercle. Nos actions s’expliquent par notre caractère, mais notre caractère s’explique par nos actions. « On a raison de dire que ce que nous faisons dépend de ce que nous sommes : mais il faut ajouter que nous sommes, dans une certaine mesure, ce que nous nous faisons, et que nous nous créons continuellement nous-mêmes[1]. » Et nul ne le contestera, parce que la matière de ce cercle apparent est donnée dans la nature même du temps. Mais cette chaîne de notre durée se confond avec nous-mêmes, avec l’acte et le mouvement de notre réalité indivisible, et dès que nous formulons le cercle nous rompons et morcelons cette continuité. Exprimer le cercle est une façon de tourner le dos à la réalité et de prendre pour elle l’ombre qu’elle projette sur un tableau noir. C’est la dissocier. Sans ces dissociations nous ne pourrions d’ailleurs obtenir les réalités maniables à l’aide desquelles nous pensons, à savoir les idées générales. C’est entre deux idées que le logicien trace un cercle sur lequel il les fait courir l’une après l’autre. Mais l’idée générale elle-même implique un cercle de ce genre, qui n’est autre que sa réalité mobile. « La généralisation ne peut se faire que par une extraction de qualités communes ; mais les qualités, pour être communes, ont déjà dû subir un travail de généralisation[2]. » Et ce cercle est aussi artificiel que les autres, parce que, d’une idée à une autre, comme dans le cercle cartésien, les mêmes mots désignent sinon des réalités différentes, du moins des moments différents d’une même réalité, des positions sur un mouvement indivisible. « La vérité est qu’il n’y a pas de cercle, parce que la ressemblance d’où l’esprit part, quand il abstrait d’abord, n’est pas la ressemblance où l’esprit aboutit lorsque, consciemment, il généralise. »

En d’autres termes, le cercle cesse d’être vicieux lorsqu’on se place au point de vue de sa génération, lorsqu’on le fait coïncider avec le mouvement qui le décrit. Dès qu’on se trouve à l’intérieur de la vie, on voit le cercle devenir réalité vivante, courbe serpentine de Léonard. Le vrai cercle vicieux consisterait à porter toujours avec soi l’intelligence, à retrouver péniblement dans la métaphysique l’unité vide

  1. Évolution Créatrice, p. 7.
  2. Matière et Mémoire, p. 172.