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LA LOGIQUE DU VRAI

qui reste dans l’esprit quand on a abandonné à la science toute l’expérience. Il y a cercle quand l’intelligence reste passive, quand au lieu de mordre sur la réalité, sur la richesse de la vie, elle recourt à ce qu’un ministre des finances dans l’embarras appelle des opérations de trésorerie. Pour philosopher il faut rompre ce cercle, « brusquer les choses, et, par un acte de volonté, pousser l’intelligence hors de chez elle[1] ». Comme l’avait vu Descartes, s’il y a en nous quelque chose qui nous fasse toucher l’absolu, participer à lui, c’est la volonté, c’est l’action.

Le dédoublement de la théorie de la connaissance et de la métaphysique est dû à un artifice de méthode, et si l’esprit ne va pas hardiment de l’une à l’autre, c’est par suite de cette horreur du mouvement qui est inhérente à la philosophie du concept. « La théorie de la connaissance devrait se suspendre à la métaphysique. À la vérité chacune de ces deux recherches conduit à l’autre ; elles font cercle, et le cercle ne peut avoir pour centre que l’étude empirique de l’évolution[2]. » La philosophie, qui est la démarche suprême de la vie, se comporte comme l’être vivant lui-même. « L’étude d’un de ces organismes nous fait donc tourner dans un cercle, comme si tout y servait de moyen à tout. Ce cercle n’en a pas moins un centre, qui est le système d’éléments nerveux tendus entre les organes sensoriels et l’appareil de locomotion[3]. » Ainsi la théorie de la connaissance n’est pas plus un moyen pour s’élever à une métaphysique positive ou négative, que la métaphysique n’est un moyen pour déduire une théorie de la connaissance. Ce sont ces concepts de moyen et de fin qui engendrent le fantôme du cercle. La question de l’œuf et de la poule, qui embarrasse le sens commun, n’est résolue que lorsque l’on a compris que l’œuf et la poule ne sont que des coupes sur la réalité d’un mouvement, d’un élan, que, du germe au germe, l’élan qui fait sortir l’œuf de la poule est le même que celui qui fait sortir la poule de l’œuf. Pareillement « il faut que ces deux recherches, théorie de la connaissance et théorie de la vie, se rejoignent, et, par un processus circulaire, se poussent l’une l’autre indéfiniment[4] ».

Ces réponses aux logiciens ne sont d’ailleurs jamais décisives. La méfiance que nous inspirent les cercles, la tendance que nous avons

  1. Évolution Créatrice, p. 211.
  2. Id., p. 194.
  3. Id., p. 136.
  4. Id., p. VI.