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LA LOGIQUE DU VRAI

VI
L’UN ET LE MULTIPLE

Quelle que soit l’originalité de la philosophie bergsonienne, elle ne saurait rompre avec certains courants que la pensée grecque a imposés à l’esprit humain, ou plutôt a découverts dans l’esprit humain. Elle est à sa façon une spéculation sur le problème du Parménide, celui de l’un et du multiple. Elle le reprend après Spinoza et en le creusant dans une autre direction. Nous voyons ici l’une des clefs principales que M. Bergson applique aux questions philosophiques.

La philosophie pour les Grecs était la recherche de l’un, mais elle avait surmonté avec Platon l’unité abstraite des Éléates. Elle en était sortie le jour où à cette catégorie abstraite de l’unité elle avait substitué la catégorie concrète de la totalité, synthèse de l’unité et de la pluralité. La philosophie, depuis Platon et surtout depuis Aristote, doit se définir non comme la science de l’un, non comme la science de tout, mais comme la science du tout. La Critique de la Raison pure n’a point mis fin à ses tentatives, l’a obligée seulement à plus d’attention et de subtilité.

L’Essai, Matière et Mémoire, l’Évolution Créatrice peuvent être dits, au sens kantien, une psychologie rationnelle, une cosmologie rationnelle, une théologie rationnelle. L’Essai est une explication de la totalité psychologique dans l’acte de la liberté : nous sommes déterminés quand nous agissons partiellement, quand nous sommes partiellement, et être libre consiste à donner tout entier, à nous donner tout entier, dans un moment privilégié. Matière et Mémoire explique l’être vivant comme l’interférence de deux totalités de droit, dont une partie seule est éclairée et découpée pour les besoins de l’action : totalité de droit qu’est la matière, universelle interaction où l’individualité isole les centres d’action que sont les corps vivants ; totalité de droit qu’est notre passé, dont notre présent ne retient guère que les souvenirs utiles à notre action définie. Enfin l’Évolution Créatrice