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LE BERGSONISME

cherche à exposer ce qu’est en soi cette totalité de droit, à constituer, sur des bases de psychologie et de cosmologie, une théologie de l’élan vital.

L’idée fondamentale du système est, selon la formule ravaissonienne, une explication constante de l’inférieur par le supérieur, du partiel par le total. S’il y a plus dans le mouvement que dans le mobile, c’est qu’il y a plus dans une totalité qui dure que dans sa coupe instantanée. Pourquoi la science positive, qui porte bien, selon M. Bergson, sur la réalité de la matière, nous apparaît-elle cependant toujours relative et toujours à refaire ? C’est qu’elle ne porte jamais sur la totalité du monde. N’étant jamais totale, son point de vue doit donc se déplacer au fur et à mesure que de nouvelles parties découvertes influencent des parties connues, obligent à réviser leur situation[1].

Il nous semble que la connaissance d’une totalité serait plus complexe que la connaissance de ses parties. C’est l’inverse qui est vrai. Si notre connaissance portait sur la totalité de la matière, elle serait parfaitement simple, elle serait donnée dans une intuition claire. Discerner des parties dans les choses représente pour nous un moyen d’agir sur elles, comme l’indiquent l’induction baconienne et la troisième règle cartésienne. Mais, pour la connaissance, cela représente de la complication, et une complication qui nous conduit à des idées fausses quand nous la transportons de l’action dans l’être. Un médecin oculiste n’arrivera jamais à une analyse trop minutieuse des parties de l’œil, et plus il progressera dans ces divisions et cette anatomie, plus il aura de moyens d’agir sur l’œil vivant, d’en guérir les infirmités, d’en corriger les faiblesses, d’en étendre la puissance par des instruments d’optique. Mais le philosophe finaliste qui pensera en oculiste, et qui partira de ce détail pour recomposer le tout, y admirer la convergence des parties et conclure à l’existence d’un Grand Oculiste, tournera le dos à la réalité. L’œil total est une réalité simple. L’implication, la complication des parties constituent un point de vue utile à notre action. L’illusion de l’intelligence est d’y voir quelque chose de positif. Le positif c’est le total, en lequel nous n’apercevons des parties que lorsque cesse notre prise précaire de courant sur l’intuition désintéressée.

La marche générale du bergsonisme consiste donc ici à poser, sur toutes les grandes questions, des totalités de droit, objets de la

  1. Évolution Créatrice, p. 225.