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LE BERGSONISME

par une certaine façon de deviner, de palper, de former et de formuler les problèmes. Car on ne trouve pas les problèmes philosophiques tout posés, ou bien ils risquent d’être de ces faux problèmes qui courent comme des feux-follets sur la lande philosophique. « Un problème, disait M. Bergson dans un cours, n’est tout à fait posé que quand il est résolu. »

Est-ce à dire que M. Bergson renonce à distinguer la science et la philosophie ? Non. Lui-même écrit : « La science est l’auxiliaire de l’action… La règle de la science est celle qui a été posée par Bacon : obéir pour commander. Le philosophe n’obéit ni ne commande ; il cherche à sympathiser[1]. »

Mais ce ne sont pas là, entre la science et la philosophie, des différences de domaine. L’une et l’autre n’en ont qu’un, le même, et qui s’appelle l’expérience. La science, au moment où elle aborde l’expérience, l’infléchit dans le sens de l’action, elle est une façon de palper la matière, de lui obéir en se modelant sur elle et de lui commander en l’utilisant. La philosophie s’efforce de demeurer expérience pure, expérience immédiate ou sympathie. Cette expérience coïncidera à peu près, s’il s’agit de la matière, avec celle de la science : il serait impossible par exemple de distinguer dans le problème de l’énergie une partie scientifique et une partie philosophique. Mais s’il s’agit de la vie les deux expériences divergeront, puisque l’expérience scientifique suivra la direction qui conduit et dégrade la vie dans le sens de la matière, tandis que l’expérience philosophique suivra la direction créatrice de la vie, ce qui la fait être et non ce qui la fait ne plus être.

La conception contre laquelle s’élève M. Bergson est donc celle qui attribue à la science positive l’étude de tout le réel, et qui réserve à la philosophie seulement les questions de principe. La philosophie recevrait une connaissance digérée et ordonnée d’une certaine façon, selon certaines nécessités, et cette connaissance elle la frapperait en bloc de relativité et de phénoménisme, ou bien dont elle en prolongerait les lignes par une construction métaphysique. Mais la science « porte en elle, sous forme de logique naturelle, un géométrisme latent qui se dégage au fur et à mesure qu’elle pénètre davantage dans l’intimité de la matière inerte[2], et on a pu reconnaître dans l’atomisme grec,

  1. L’Intuition philosophique, p. 825.
  2. Évolution Créatrice, p. 213.