Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TI.djvu/203

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
189
LA LOGIQUE DU VRAI

faite, comme une somme qui s’explicite. Malgré des répétitions inévitables c’est là une division commode, et fondée d’ailleurs sur une réalité. Descartes alla de même, pour exposer sa propre philosophie, de l’ordre de l’esprit qui découvre à l’ordre de la chose découverte, du Discours de la Méthode (qu’il projetait d abord d’appeler Histoire de mon esprit) et des Méditations à ces Principes de Philosophie (qu’il nomme d’abord dans sa correspondance son Cursus Philosophicus). Nous passerons donc au Cursus Philosophicus bergsonien. Et d’abord les directions logiques plus ou moins spontanées que nous avons reconnues s’ordonneront en une méthode philosophique, conçue non plus comme une direction du philosophe, mais comme une direction de la philosophie.

On a vu au XIXe siècle la philosophie fort occupée à marquer les traits qui la distinguent de la science, à fonder durablement le droit écrit de son mur mitoyen. M. Bergson remarque qu’on n’aperçoit rien de tel chez les grands philosophes. Ils ont appliqué leur réflexion et leur étude à toutes les matières qui constituaient de leur temps le domaine du savoir, sans se demander s’ils devaient revêtir pour les traiter la blouse du savant ou le bonnet du métaphysicien. Cette division des domaines a d’ailleurs coïncidé avec un affaiblissement de la culture scientifique des philosophes et un affadissement de la philosophie. M. Bergson estime qu’elle diminue et dégrade également la science et la philosophie : en enfermant la science dans le domaine du relatif, en lui interdisant par principe de toucher à l’absolu, et d’autre part en faisant de la philosophie le domaine du probable, en déclarant son objet incapable de certitude proprement dite, elle leur fait également injure.

Quand on y regarde de près, cette délimitation de principe est tout artificielle. En psychologie comme en physique, science et philosophie se continuent l’une dans l’autre, se vérifient l’une par l’autre. On ne saurait exiger qu’un savant soit un philosophe, mais un philosophe doit être un savant, sinon en acte du moins en puissance. Il doit être capable de tout apprendre ; à tout moment il peut se trouver en face d’un problème purement scientifique, que la science ne s’est pas encore posé, et qu’il résoudra pour son propre compte. On est philosophe non par le domaine où est cantonnée la recherche, mais par une capacité singulière de méthode, d’attention et de clairvoyance, un mélange de géométrie et de finesse, qu’on peut presque indifféremment appliquer à toutes les questions. On est philosophe aussi