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LA LOGIQUE DU VRAI

sivement intuitif, et, à plus forte raison, exclusivement intellectuel. Il n’y aurait pas de philosophie si l’intuition ne venait résoudre les problèmes, mais il n’y aurait pas non plus de philosophie si l’intelligence ne posait ces problèmes et ne prêtait son langage à l’intuition. Ce qu’on peut dire, c’est que dans l’intuition seule se trouve la source positive de certitude, sur laquelle l’intelligence établit sa prise de courant. « Je sais bien, dit M. Bergson, que pour la plupart de ceux qui suivent de loin nos discussions, notre domaine est en effet celui du simple possible, tout au plus celui du probable ; volontiers ils diraient que la philosophie commence là où la certitude finit. Mais qui de nous voudrait une pareille situation pour la philosophie ? Sans doute tout n’est pas uniquement vérifié ni vérifiable dans ce qu’une philosophie nous apporte, et il est de l’essence de la méthode philosophique d’exiger qu’à certains moments sur certains points l’esprit accepte certains risques. Mais le philosophe ne court ces risques que parce qu’il a contracté une assurance, et parce qu’il y a des choses dont il se sent inébranlablement certain : il nous en rendra certains à notre tour dans la mesure où il saura nous communiquer l’intuition où il puise sa force[1]. » Ainsi la source de la certitude philosophique ne saurait être dans le raisonnement ; mais le raisonnement sert de courroie de transmission, intérieurement, pour organiser cette certitude en une machine cohérente, logique, utile, extérieurement pour la communiquer. La source de la certitude est dans l’intuition que nous avons de notre être, et dès que nous voulons la mettre en raisonnement, elle prend la forme d’un cercle. « Quelle que soit l’essence intime de ce qui est et de ce qui se fait, nous en sommes. » Et nous tirons de ce que nous sommes la connaissance de cette essence. Et si nous sommes de cette essence, nous savons que d’autre part nous sommes de l’illusion sur cette essence. Si l’assurance couvrait intégralement notre risque, ce ne serait plus un risque. Mais la meilleure preuve que M. Bergson dit juste, et que l’intuition jaillit en source efficace, c’est que cette assurance est une assurance mutuelle : la mutualité des philosophes. Car leurs disputes ressemblent aux disputes domestiques, elles n’empêchent pas l’unité, la réalité substantielle et morale de la famille. Cette vérité, qu’ils s’assurent mutuellement, et qu’ils assurent justement, c’est le vieux truisme platonicien, qu’on philosophe avec toute son âme, ὁλῇ ψυχῇ (holê psuchê) c’est-à-dire avec cette

  1. Intuition philosophique, p. 823.