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LE BERGSONISME

problèmes c’est recouvrir d’une figuration symbolique la réalité immédiatement et intuitivement sentie. Si on perce par un effort vigoureux cette figuration symbolique, on trouvera la réalité immédiate qui ne comportera plus de doute. Dès que nous nous sommes saisis comme réalité, nous sommes aussi incapables de douter que de penser le néant. La vraie philosophie, installée dans l’acte créateur, serait installée dans l’être. Mais elle est obligée de s’employer aujourd’hui presque tout entière dans une besogne négative, dans le travail qui lui fait trouver ça et là la figuration symbolique établie par l’intelligence des philosophes. En traversant cette écorce elle a déjà dépensé la plus grande partie de sa force, et il lui en reste peu pour l’intuition proprement dite. Bien plus — et c’est ici, j’imagine, qu’on toucherait la tragédie intérieure du bergsonisme — elle est captive de la matérialité qu’elle s’est donnée pour triompher de la matière. Je veux dire qu’elle ne peut triompher des philosophes qu’en se faisant plus philosophe qu’eux, en se faisant philosophe comme eux, de même que la vie ne triomphe de la matière qu’en se faisant — par l’intelligence — plus matière que la matière, en allant chercher par les mathématiques le niveau de base idéal de sa dégradation. On comprendrait alors qu’il était naturel que la philosophie bergsonienne, le style bergsonien, fussent, plus que ceux de personne, dialectiques et rationnels. La philosophie de M. Bergson ayant usé la plus grande part de sa force pour parvenir à l’intuition, désigne un peu cette intuition comme Moïse désigne la Terre Promise à Josué. Il ne faut pas lui en faire un reproche, bien loin de là. Rien de plus dangereux pour une philosophie, rien qui la marque mieux pour la chute et la décomposition, que d’avoir l’air de mettre un point final à sa synthèse, et de dire à la postérité : Voici la vérité, apprenez-la in sœcula sœculorum. Je sais bien que toute philosophie en est plus ou moins là, et qu’aussi bien c’est une illusion d’optique nécessaire. Mais au moins une philosophie de la durée répugnera moins que tout autre à se confier aux puissances de la durée.

Il est convenu que la philosophie bergsonienne est une philosophie de l’intuition comme le platonisme est une philosophie des Idées. Mais les passages des œuvres de Platon qui concernent proprement les Idées ne forment qu’une partie infime des Dialogues. Pareillement ce qui, dans le millier de pages que représente jusqu’ici l’œuvre de M. Bergson, concerne l’intuition, tiendrait en fort peu de place. Et il serait inexact de dire que la vérité philosophique soit d’ordre exclu-