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LE BERGSONISME

Or la réussite de la philosophie de l’évolution au XIXe siècle, sous sa forme dialectique avec Hegel, sous sa forme physique et physiologique avec Spencer, est un fait philosophique au même titre que la réussite de la Critique. Entendons réussite non seulement au sens de succès, mais au sens de fécondité. L’hégélianisme a apporté son oxygène dans l’atmosphère que respire l’histoire, l’évolutionnisme anglais dans l’atmosphère où baignent les sciences de la vie. Laissons ici de côté l’hégélianisme, qui a pu agir en Italie sur la philosophie de M. Croce comme le spencerisme en France sur celle de M. Bergson, mais dont l’action chez nous est épuisée, jusqu’au moment peut-être ou un néo-hégélianisme ferait suite au néo-évolutionnisme bergsonien. Avec M. Bergson une philosophie de l’évolution succède à la description des faits d’évolution qu’avait donnée Spencer. M. Bergson s’est rendu compte qu’après le développement des sciences de l’évolution au XIXe siècle, la position des problèmes philosophiques devait être modifiée, — comme Descartes l’avait compris après les découvertes de Galilée. L’évolutionnisme incomplet de Spencer suscite l’exigence d’un vrai évolutionnisme, qui aura des chances d’être un évolutionnisme vrai, — de même que les compromis des physiciens avec la philosophie de l’École devaient faire place avec Descartes à un vrai mécanisme (qu’on vit plus tard n’être pas un mécanisme vrai).

Or qui dit évolution dit action, et il ne saurait y avoir de vrai évolutionnisme que dans une philosophie qui, au lieu d’expliquer l’une par l’autre la décomposition du monde matériel et celle de l’intelligence qui le décompose, son évolution et les lois selon lesquelles nous le voyons évoluer, les explique l’un et l’autre par l’action. Comme Faust la philosophie doit effacer plusieurs principes avant de poser celui-ci : Au commencement était l’action.

« Chaque être décompose le monde matériel selon les lignes mêmes que son action y doit suivre : ce sont ces lignes d’action possible qui, en s’entrecroisant, dessinent le réseau d’expériences dont chaque maille est un fait… Dès que je pose les faits avec la configuration qu’ils ont aujourd’hui pour moi, je suppose mes facultés de perception et d’intellection telles qu’elles sont aujourd’hui en moi, car ce sont elles qui lotissent le réel, elles qui découpent les faits dans le tout de la réalité… Un évolutionnisme vrai se proposerait de rechercher par quel modus vivendi graduellement obtenu l’intelligence a adopté son plan de structure, et la matière son mode de subdivision. Cette structure et cette subdivision s’engrènent l’une dans l’autre. Elles sont complé-