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LE MONDE QUI DURE

mentaires l’une de l’autre. Elles ont dû évoluer l’une avec l’autre[1]. » Un vrai évolutionnisme consistera donc à tourner la Critique de la Raison pure en substituant la « régulation » au principe régulateur, comme la Critique substituait le principe régulateur au principe constitutif — et à tourner (ce qui est beaucoup plus facile) les Premiers principes en substituant l’action évolutive à la décomposition de l’évolué. Le vrai évolutionnisme tente de faire coïncider la réflexion avec une action qui dure, de se maintenir dans une action continuée, de ne pas considérer l’action comme une chiquenaude initiale remplacée le plus vite possible par du mécanique et du tout fait. De même le vrai intellectualisme, avec Socrate et Platon, consistait à prendre le νοῦς (noûs) comme un principe d’explication continuel, et non pas, ainsi que le faisait Anaxagore, comme le déclenchement d’un mécanisme qui continue ensuite à fonctionner sans l’intelligence.

Au terme de l’intellectualisme était la philosophie selon laquelle il n’y a pas de réalité sensible, mais les réalités du νοῦς (noûs), les Idées. Pareillement, au terme de l’évolutionnisme, est la doctrine selon laquelle « il n’y a pas de choses, il n’y a que des actions. Plus particulièrement, si je considère le monde où nous vivons, je trouve que l’évolution automatique et rigoureusement déterminée de ce tout bien lié est de l’action qui se défait, et que les formes imprévues qu’y découpe la vie, formes capables de se prolonger elles-mêmes en mouvements imprévus, représentent de l’action qui se fait[2] ». De même qu’elle définit les deux groupes d’êtres vivants, animaux et végétaux, non comme la possession de certains caractères, mais comme une tendance à les accentuer, de même la philosophie bergsonienne se définit non comme un évolutionnisme formel et superficiel, mais comme une tendance à accentuer le point de vue évolutionniste, — non comme un chemin tout fait, mais comme un chemin qui marche, un trottoir roulant sur lequel d’abord nous n’avons pas le pied sûr parce qu’il se meut avec nous.

Ainsi, quand nous donnons à cette philosophie la forme didactique de Principes, celle sous laquelle Descartes et Spencer ont rédigé leur pensée une fois faite, nous posons le : Au commencement était l’Action. Nous posons l’Action comme Schopenhauer posait la Volonté, c’est-à-dire comme la réalité la plus simple et la plus féconde. La

  1. Évolution Créatrice, p. 398.
  2. Id., p. 270.