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LE MONDE QUI DURE

(du moins comme cosmologie) n’aurait jamais pu se formuler, de même que sans Galilée le cartésianisme n’eût pas eu sa raison d’être, et de même que sans Newton la longue méditation de Kant eût en partie avorté. Aucun de ces savants n’a d’ailleurs tenté ni même aperçu ces conséquences philosophiques de sa doctrine, ou bien ils les ont vues, comme Newton, dans un sens très différent. Aujourd’hui les découvertes d’Einstein ne paraissent pas encore susceptibles de conséquences philosophiques, et lui-même ne s’est pas préoccupé qu’elles en eussent. Mais si elles amènent une révolution scientifique, elles amèneront aussi une révolution philosophique, dans un sens qu’il nous est impossible de prévoir.

La tâche du savant est de montrer que la science est vraie, que la mathématique pure ou la physique pure sont réelles. La besogne du philosophe (on le voit par la première partie des Prolégomènes à toute métaphysique future) consiste à faire comprendre comment elles sont possibles. Et il va de soi que le degré de certitude qui porte sur le possible n’est pas le même que celui qui porte sur le réel : c’est par d’autres voies que le philosophe ajoutera à la réalité que lui fournit la science une réalité propre à la philosophie. On me passera, j’espère, en raison de leur avantage de clarté, les artifices que j’emploie pour ramener les systèmes à un dénominateur commun. Je dirai donc que la question initiale de la dogmatique bergsonienne, analogue à celle de la critique kantienne (qui est d’ailleurs en même temps une dogmatique de la science newtonienne) est celle-ci : Comment le principe de Carnot est-il possible ?

Les remarques géniales de Carnot sur la puissance motrice du feu restèrent à peu près oubliées jusqu’à ce que Clausius, les ayant rectifiées, complétées et érigées en principes généraux, en eût tiré ses considérations sur l’entropie. On a remarqué souvent l’extraordinaire lenteur avec laquelle ce principe a fait son chemin dans la philosophie et la science. Il n’est pas étonnant que Ravaisson n’en dise rien du tout dans son Rapport. Mais le physicien à qui, pour la même Exposition de 1867, est confié le rapport sur les progrès de la science de la chaleur en France ne cite même pas le nom de Carnot. Le principe de la dégradation de l’énergie utilisable est complètement éclipsé jusqu’aux dernières années du XIXe siècle par le principe de la conservation de l’énergie. Dans la science comme ailleurs on voit ce qu’on veut voir plutôt que ce qui est. Or le principe de la conservation de l’énergie rehausse la dignité et la valeur de la science, la fait marcher