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LE BERGSONISME

des compossibles. Mais le Dieu de Leibnitz, dont la volonté est bornée par l’entendement, est un Dieu qui choisit : il règne d’ailleurs, et ne gouverne pas, et sanctionne le choix fait spontanément hors de sa volonté par le principe du meilleur. « Si la force immanente à la vie était une force illimitée, elle eût peut-être développé indéfiniment dans les mêmes organismes l’instinct et l’intelligence. Mais tout paraît indiquer que cette force est finie, et qu’elle s’épuise assez vite en se manifestant. Il lui est difficile d’aller loin dans plusieurs directions à la fois. Il faut qu’elle choisisse[1]. » Qu’elle choisisse en courant des risques. Il y a du tragique au principe de la vie. La liberté y est distribuée comme dans un tableau de Rembrandt, avec un clair-obscur dramatique.

L’élan vital c’est cela même que nous éprouvons en nous : une énergie, une énergie qui ne deviendrait pas conscience sans les obstacles qu’elle rencontre. Le point de départ de M. Bergson appartient bien à la métaphysique, mais le départ tourne immédiatement du côté de l’énergétique. Encore une fois on ne saurait ici ni réfuter ni admettre l’objection préliminaire du criticiste qui veut empêcher ce départ. Paul-Louis Courier se moque des conservateurs entêtés qui le jour de la Création eussent crié, de leurs bancs de droite : Mon Dieu conservez le chaos ! Le criticisme figurait probablement dans le complexus de l’élan vital quand cet élan s’est décidé à remonter le courant qui le défaisait et à réagir. Et si l’élan vital échoue finalement, ce criticisme initial pourra lui dire : N’avais-je pas raison ? Mais il est probable que le diable porte sa pierre à Dieu. Tout se passe comme si, en philosophie, le criticisme était l’opposition et le dogmatisme le gouvernement. L’opposition voudrait empêcher le gouvernement, et rend tout de même des services au gouvernement, lui servant tantôt d’aiguillon, tantôt de frein.

La vie est l’énergie proprement dite, l’énergie à l’état de tension. Mais la physique nous apprend que toute énergie se dégrade. M. Bergson appelle le principe de Carnot la plus métaphysique des lois de la physique, et sa cosmologie métaphysique emboite exactement le pas à ce principe physique. C’est ainsi que pour Taine la même place et la même fonction étaient remplies par le principe de la conservation de l’énergie. Nous avons là un excellent exemple des liens entre la science positive et la métaphysique ; sans Clausius le bergsonisme

  1. Évolution Créatrice. p. 154.