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LE BERGSONISME

actuellement dans le monde matériel ». Mais c’est précisément ici que la philosophie vient relayer la science, que la réflexion sur l’évolution créatrice s’ajoute aux formules de la thermodynamique et de l’énergétique. Ce « monde matériel », pris isolément, n’est qu’une abstraction, l’abstraction même du mouvement qui se défait, séparé du mouvement qui se fait, l’abstraction de l’évolution destructrice isolée de l’évolution créatrice.

L’univers est une chose qui dure, et la science isole, pour les besoins de l’action, les systèmes qui ne durent pas. Le principe de la conservation de l’énergie s’adapte exactement à cette nécessité scientifique : il définit ce qui reste de l’univers quand on a supprimé la durée, ce qui resterait de l’univers si la dégradation de l’énergie utilisable était achevée. Là où il y a durée réelle il y a quelque chose de plus ou d’autre que la simple conservation de l’énergie. « Si le point matériel, tel que la mécanique l’entend, demeure dans un éternel présent, le passé est une réalité pour les corps vivants peut-être, et à coup sûr pour les êtres conscients. Tandis que le temps écoulé ne constitue ni un gain ni une perte pour un système supposé conservatif, c’est un gain sans doute pour l’être vivant, et incontestablement pour l’être conscient. Dans ces conditions, ne peut-on pas invoquer des présomptions en faveur de l’hypothèse d’une force consciente ou volonté libre, qui, soumise à l’action du temps et emmagasinant la durée, échapperait par là même à la loi de la conservation de l’énergie ?[1] » Quand M. Bergson écrivait l’Essai, l’attention des philosophes était fixée sur le principe de la conservation, dont les déterministes tiraient leurs conséquences, et M. Bergson n’y mentionne nulle part le principe de la dégradation. Aussi M. René Berthelot trouve-t-il que ce principe est amené de façon artificielle et précaire dans l’Évolution Créatrice, et que le rapport entre l’énergie du physicien et la liberté psychologique n’est guère compatible avec l’analyse de l’Essai. Mais adversaires et partisans de la liberté posaient depuis longtemps le problème sur ce terrain, et considéraient dans la liberté l’énergie qu’elle est censée ajouter à l’univers. Science et philosophie en viennent à voir tous leurs problèmes s’absorber pour un temps dans le problème de l’énergie. Le passage de l’Essai à l’Êvolution Créatrice est parfaitement accordé sur la durée même de la science et de la philosophie pendant ces quinze ans. On en trouverait tout le graphique dans la biologie et

  1. Essai, p. 118.