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LE MONDE QUI DURE

qu’il est constitué à présent, à moins que des opérations n’aient eu lieu ou ne soient destinées à être accomplies, qui sont impossibles sous l’empire des lois auxquelles sont soumises les opérations connues qui ont lieu actuellement dans le monde matériel.

J’ai écrit en italiques les passages où, dans ces principes formulés il y a un demi-siècle, a pu s’insinuer, pour desserrer cette nécessité physique, une philosophie de la vie. Lord Kelvin parle ici en physicien, et d’autres physiciens se sont demandé si le principe de la dégradation de l’énergie utilisable avait, comme celui de la conservation, une valeur absolue. Le principe de la conservation est un principe nécessaire dont le contraire est inconcevable. Il n’en est pas de même du principe de la dégradation, qui nous est fourni par l’expérience. Nous pouvons concevoir un monde où aurait lieu une restauration de l’énergie. Maxwell a donné le schème d’un tel monde, et expliqué comment des démons extrêmement subtils et capables d’agir sur les atomes, pourraient tenter avec succès, en un certain lieu, cette restauration. Boltzmann s’est demandé si le seul jeu des lois mécaniques ne pourrait pas sur un certain point, par exemple dans un ballon où deux gaz superposés ont fini par se mélanger, amener un retour à la différence et une régénération de l’énergie utilisable. Cela n’est pas impossible, mais, d’après le calcul des probabilités, aurait, pour avoir chance de se produire, besoin d’un nombre de siècles représenté par l’unité suivie de dix milliards de zéros…

Cela pourrait suffire à un infinitisme naïf comme celui de Renan dans les Dialogues Philosophiques. Mais un tel infinitisme n’est qu’un genre de sophisme paresseux, une manière de croire que les choses se font toutes seules. Disons seulement que cette probabilité infiniment petite constitue la figure par laquelle la vie peut s’insinuer dans le mécanisme. Les démons de Maxwell ne sont pas une fiction, mais une réalité : ils sont à l’œuvre dans les tissus vivants. Lorsqu’il s’agit d’une restauration absolue de l’énergie par le moyen de la matière organisée, lord Kelvin n’emploie plus le terme d’impossible, mais celui d’improbable. Or la conscience, la volonté, la liberté sont précisément les forces qui diminuent cette improbabilité. Élargissons la troisième affirmation de lord Kelvin, et de la terre étendons-la à l’ensemble de l’univers. Nous dirons alors que le maintien, le mouvement, le progrès de l’élan vital, l’évolution créatrice indéfinie, ne peuvent être assurées que par des opérations « impossibles sous l’empire des lois auxquelles sont soumises les opérations connues qui ont lieu