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LE MONDE QUI DURE

est une espèce de conscience, une conscience où tout se compense et se neutralise, une conscience dont toutes les parties éventuelles s’équilibrent les unes les autres par des réactions toujours égales aux actions, s’empêchent réciproquement de faire saillie[1]. » L’esprit éteint garde l’empreinte de son mouvement, le rythme élémentaire de son ancienne durée : dans l’entropie vers laquelle le principe de Carnot conduirait l’univers, l’univers n’existerait encore qu’en tant qu’énergie spirituelle, mais une énergie réduite à se conserver sans changer, une durée nue qui, comme dans une étendue cartésienne sans Dieu, n’aurait plus la force de lier deux de ses moments.

Or l’élan vital, s’il était arrivé à ce terme, à cet équilibre indéfini de vie ralentie, de chaleur égalisée, de conscience neutralisée, ne comporterait pas d’individus. Si au contraire il était illimité il n’en comporterait pas davantage. Le monde d’individus, où nous vivons et dont nous sommes, implique un élan fini : un élan, et c’est pourquoi nous sommes esprit ; fini, et c’est pourquoi nous sommes matière ; élan fini et c’est pourquoi nous sommes individus. « L’élan est fini, et il a été donné une fois pour toutes. Il ne peut pas surmonter tous les obstacles. Le mouvement qu’il imprime est tantôt dévié, tantôt divisé, tantôt contrarié, et l’évolution du monde organisé n’est que le déroulement de cette lutte[2]. » Mais en quoi consistent ces obstacles ? La matière n’est pas ce qui ralentit l’élan vital, puisqu’elle ne se conçoit que comme son ralentissement même et elle n’est que l’élan vital ralenti. Que reste-t-il donc à la matière de positif pour être l’obstacle que tourne ou que pénètre l’élan vital lorsqu’il « se saisit de cette matière, qui est la nécessité même, et il tend à y introduire la plus grande somme d’indétermination et de liberté ? » Nous naissons tous platoniciens et M. Bergson se trouve comme Platon devant le problème de l’Autre. Le bergsonisme est un spinozisme retourné et mobilisé, et M. Bergson se trouve comme Spinoza devant le problème des modes. C’est au même moment des trois systèmes que se pose la difficulté et que s’ouvre le hiatus.

Le dualisme de l’élan vital et de la matière serait donc inexplicable, comme d’ailleurs tout dualisme. C’est ce qu’avait sans doute vu Spinoza lorsque, trouvant devant lui le dualisme des deux attributs de la substance, il noya le problème, et pensa qu’une infinité d’attri-

  1. Matière et Mémoire, p. 263.
  2. Évolution Créatrice, p. 276.