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LE BERGSONISME

buts était, du point de vue de l’explication philosophique, plus claire qu’une dualité d’attributs. De même quand M. Bergson nous parle de « la dualité de tendance impliquée dans l’élan originel et la résistance opposée par la matière à cet élan », ne considérons en principe que l’unité réelle de l’élan. Nous rencontrerons peut-être ensuite sur notre chemin cette dualité comme un point de vue dérivé, mais peut-être aussi le dualisme lui-même, comme chez Spinoza, nous apparaîtra-t-il comme provisoire et illusoire en face de l’infinitisme qui se révèlera comme l’expression vivante de l’unité de l’élan. Infinitisme de modes et non d’attributs, c’est-à-dire existence des individus.

Cette utilisation du spinozisme était déjà au fond de la doctrine de Leibnitz. Le monadisme résoud la substance spinoziste en une infinité de substances qui sont les individus, et dans cet infinitisme disparaît le dualisme de l’étendue et de la pensée. Pareillement le dualisme de la matière et de l’élan vital disparaîtra du bergsonisme si, dans l’élan vital, nous mettons l’accent sur la production des individus.

Pouvons-nous concevoir l’élan vital sans individus ? Parfaitement. « À la rigueur, dit M. Bergson, rien n’empêcherait d’imaginer un individu unique en lequel, par suite de transformations réparties sur des milliers de siècles, se serait effectuée l’évolution de la vie. Ou encore, à défaut d’un individu unique, on pourrait supposer une pluralité d’individus se succédant en une série unilinéaire. Dans les deux cas l’évolution n’aurait eu, si l’on peut s’exprimer ainsi, qu’une seule dimension[1]. » Or la vie ne s’est pas développée ainsi. Un leibnitzien nous dirait que ce monde possible n’est point passé à l’être parce qu’il comportait moins de perfection qu’un monde d’individus. Et, dans un sens, il aurait raison. En comparant ce que serait la vie d’un individu unique et ce qu’est la vie d’un monde où il y a une infinité d’individus, nous verrons pourquoi le second correspondait mieux à la nature et au mouvement de l’élan vital, nous aurons par conséquent une vue sur cette nature et ce mouvement.

Si l’élan vital cosmique diffère en complication de l’élan vital que nous éprouvons en nous, il n’en diffère pas en nature. Or l’élan vital que nous éprouvons en nous est un complexus de tendances tel que l’une de ces tendances ne peut se développer entièrement qu’en en

  1. Évolution Créatrice, p. 58.