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LE MONDE QUI DURE

excluant d’autres. « Chacun de nous, en jetant un coup d’œil rétrospectif sur son histoire, constatera que sa personnalité d’enfant, quoique indivisible, réunissait en elle des personnes diverses qui pouvaient rester fondues ensemble parce qu’elles étaient à l’état naissant ; cette indécision pleine de promesses est même un des plus grands charmes de l’enfance, Mais les personnalités qui s’entrepénètrent deviennent incompatibles en grandissant, et comme chacun de nous ne vit qu’une seule vie, force lui est de faire un choix. Nous choisissons en réalité sans cesse, et sans cesse aussi nous abandonnons beaucoup de choses. La route que nous parcourons dans le temps est jonchée des débris de tout ce que nous commencions d’être, de tout ce que nous aurions pu devenir. Mais la nature, qui dispose d’un nombre incalculable de vies, n’est point astreinte à de pareils sacrifices. Elle conserve les diverses tendances qui ont bifurqué en grandissant. Elle crée, avec elle, des séries divergentes d’espèces qui évolueront séparément[1]. »

Ce fossé entre notre élan vital et celui de la nature pourrait encore, semble-t-il, se combler quelque peu. Le progrès de notre vie ne consiste pas seulement à choisir une personnalité parmi les personnalités indécises et fondues de notre enfance. Il peut consister aussi à savoir conserver, concilier et même acquérir un certain nombre de personnalités, non indécises, mais prononcées, et non fondues, mais organisées. La coexistence pathologique de plusieurs personnalités, étudiée par les psychologues, n’est qu’un grossissement de la vie normale. Nous sommes tous plus ou moins comme maître Jacques. La société monte en nous plusieurs mécanismes qui ont leur siège social dans notre corps, mais que nous ne confondons pas, et ces mécanismes sociaux sont embranchés sur des mécanismes (ou, si l’on veut, des dynamismes) personnels qui tendent à faire plusieurs personnalités successives. Dès que nous sommes en face de quelqu’un qui a l’habitude de l’un de nos mécanismes, et qui ne nous connaît que par lui, nous jouons spontanément ce mécanisme, et nous aurions le sentiment d’une incongruité si au lieu de celui-là nous en présentions un autre. Plus une vie intérieure est riche, plus elle tend à se résoudre en un jeu, en une société de personnalités. C’est sur cette tendance, sur ce courant que sont branchés les grands génies créateurs du drame et du roman. À la limite on trouverait un état de disponibilité infinie

  1. Évolution Créatrice, p. 109.