Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TI.djvu/247

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
233
LE MONDE QUI DURE

deux courants, le second contrarie le premier, mais le premier obtient tout de même quelque chose du second : il en résulte entre eux un modus vivendi, qui est précisément l’organisation. Cette organisation prend pour nos sens et pour notre intelligence la forme de parties entièrement extérieures à des parties dans le temps et dans l’espace[1]. » C’est ainsi que pour Spinoza il n’y a modes de la pensée que d’un point de vue qui implique l’étendue, et modes de l’étendue que d’un point de vue qui implique la pensée[2]. Du point de vue de la substance, c’est-à-dire du point de vue de Dieu, il n’y a pas de modes : car les modes sont les affections de la substance, et Dieu ne pâtit pas. Pour M. Bergson la matière et la vie, prises en elles-mêmes, sont des mouvements indivisibles, comme les attributs pris du point de vue de la substance sont essences sans affections. Mais c’est au contact de la matière que la vie s’explicite en individualités, c’est au contact de la vie que la matière se résoud en multiplicité. À vrai dire il y avait déjà, en chacune des deux, multiplicité, mais multiplicité implicite et virtuelle : dans la vie multiplicité de fusion, dans la matière interaction universelle. La matérialité oblige la vie, la vie oblige la matérialité à la multiplicité distincte et réelle. La multiplicité vivante, telle que nous la fait éprouver l’intuition de l’élan vital, ne devient multiplicité de parties extérieures les unes aux autres que dans son contact avec la matière. « La matière divise effectivement ce qui n’était que virtuellement multiple, et, en ce sens, l’individuation est en partie l’œuvre de la matière, en partie l’effet de ce que la vie porte en elle[3]. »

Ainsi c’est en s’insérant dans la matière que la vie passe de la multiplicité virtuelle à l’individualité distincte, et c’est en recevant le courant de la vie que la matière passe de l’état d’interaction universelle à un plan où elle comporte des lignes d’action. Non seulement les besoins de l’action, l’élan de la vie en action, découpent dans la matière les systèmes clos que sont les individus, mais ces individus eux-mêmes continuent cet élan en isolant par la perception, pour les utiliser dans l’action, des parties déterminées de la matière. « Les corps bruts sont taillés dans l’étoffe de la nature par une perception dont les ciseaux suivent, en quelque sorte, le pointillé des lignes sur

  1. Évolution Créatrice, p. 271.
  2. Éthique, I, scolie 2 du théor. 8.
  3. Id., p. 280.