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LE BERGSONISME

lesquelles l’action passerait[1]. » Mais notre corps est constitué lui aussi par le pointillé des lignes sur lesquelles passe l’élan de la vie, l’action de ce courant vital qui va de germe à germe au sein d’une même espèce, d’espèce à espèce à l’intérieur de la vie. M. Bergson dit bien que « tandis que la subdivision de la matière en corps isolés est relative à notre perception, tandis que la constitution de systèmes clos de points matériels est relative à notre science, le corps vivant a été isolé et clos par la nature elle-même ». Évidemment. Mais la nature, c’est-à-dire l’élan vital et l’élan de l’espèce humaine, n’agissent pas autrement que nous, puisque cet élan nous en sommes. La mort suffit à nous avertir que l’individualité du corps vivant est relative à l’espèce, qui est elle-même relative à l’élan vital, ainsi que la subdivision de la matière et la constitution de systèmes sont relatifs à notre perception et à notre science.

Cette continuité qui va de l’élan vital à la perception était d’ailleurs mieux marquée dans Matière et Mémoire. « Déjà le pouvoir conféré aux consciences individuelles de se manifester par des actes exige la formation de zones matérielles distinctes qui correspondent respectivement à des corps vivants[2]. » Les zones d’action impliquent un intérêt localisé sur ce qui est utile à cette action. La vie implique le refus chez l’être vivant de considérer autre chose que des moyens d’agir. « Nos besoins sont donc comme autant de faisceaux lumineux qui, braqués sur la continuité des qualités sensibles, y dessinent des corps distincts. Ils ne peuvent se satisfaire qu’à la condition de se tailler dans cette continuité un corps, puis d’y délimiter d’autres corps avec lesquels celui-ci entrera en relations comme avec des personnes. Établir ces rapports tout particuliers entre des portions ainsi découpées de la réalité sensible est justement ce que nous appelons vivre. » Vivre c’est donc, pour l’élan vital comme pour nous, décomposer par une force intérieure l’extérieur en parties, et la vie organise la matière par le même artifice de division qui nous sert à la « mécaniser ». Il en est d’ailleurs de la division de la durée comme de la division de la matière. « La durée où nous nous regardons agir, et où il est utile que nous nous regardions, est une durée dont les éléments se dissocient et se juxtaposent ; mais la durée où nous agissons est une durée où nos états se fondent les uns dans les autres[3]. »

  1. Évolution Créatrice, p. 13.
  2. Matière et Mémoire, p. 220.
  3. Id., p. 225.