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LE MONDE QUI DURE

Ainsi l’existence individuelle est en puissance dans la nature de la vie et dans la nature de la matière, mais ce qui, pour la vie, la fait passer à l’acte, c’est la matière, et ce qui, pour la matière, la fait passer à l’acte, c’est la vie. Elle n’est donnée qu’idéalement dans l’une et l’autre prise à part, elle est donnée réellement par leur contact.

Quand nous allons par les mathématiques à la limite de la matière, nous voyons que cette limite est l’extériorité absolue. Le monde géométrique se compose de figures extérieures les unes aux autres, et l’étendue géométrique est la possibilité indéfinie de cette extériorité. Si nous voulons prendre une idée réelle de la matière, il nous faut en prendre une vue intérieure, la concevoir comme interaction universelle. Mais interaction n’est pas action, et il suffit du plus léger glissement pour que cette vue réelle de la matière interaction universelle se change en la vue utile de la matière extériorité universelle, disponibilité infinie de parties impénétrables : l’une et l’autre vues sont comme le cercle et le polygone à un nombre infini de côtés. L’impénétrabilité de la matière exprime en termes physiques cette idée d’extériorité. Telle est la direction de la matière que la vie épousera pour réaliser des êtres extérieurs les uns aux autres, c’est-à-dire des individus. Mais la vie seule fait passer cette extériorité virtuelle à une extériorité réelle.

D’autre part la vie dans son principe est liberté, indétermination, choix. Mais tout choix implique risque, toute liberté est une periculosa libertas. L’existence de la matière, l’inversion du courant vital, sont dus peut-être à un échec dans un risque couru : une grande partie a pu être tentée, à la suite de laquelle il a fallu payer. Quoiqu’il en soit, le choix n’a pas seulement une cause efficiente, à savoir la liberté, il a aussi une cause déficiente, à savoir une nécessité, la nécessité de choisir, l’impossibilité de réaliser à la fois des possibles qui s’excluent. La vie est constituée par un ensemble de tendances qui ne peuvent se développer en coexistant, entre lesquelles elle doit choisir, et tout choix implique un sacrifice. Mais précisément l’existence des individus représente, pour la vie, avec le maximum de choix un minimum de risque. Elle permet à l’élan vital de faire tous les choix possibles, même des choix contradictoires, surtout des choix contradictoires, et il se trouve que ces contradictions deviennent le meilleur aliment de la vie, le meilleur bois qu’elle puisse brûler pour empêcher l’énergie de se dégrader et l’esprit de s’éteindre. Ainsi, dans la monadologie, il fallait, pour contribuer à la perfection du tout, qu’une infi-