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LE MONDE QUI DURE

dans la vie ne devient donc individualité réelle que par la matière. Alors se pose le vieux problème platonicien. L’individu existe-t-il vraiment, et dans quelle mesure existe-t-il ? L’individu, disait Comte, est une abstraction sociale. Ne serait-il pas dans le bergsonisme une abstraction de l’élan vital, une coupe sur l’élan vital ? Il est l’élan vital, puisque l’élan vital s’élance en individus ; mais il n’est pas l’élan vital, puisque l’élan vital ne s’arrête pas à des individus. Nous sommes balancés d’une idée qui affirme l’individu à une idée qui le nie. Ne nous en plaignons pas. Ce balancement nous met en pleine réalité de mouvement, en pleine circulation de ce qui se fait et de ce qui se défait.

La vie est distincte des individus qu’elle traverse. Le mépris de la nature pour les individus nous montre déjà qu’elle n’attache d’importance qu’au courant sur lequel bourgeonne un instant l’individu. Dans leur réalité profonde tous les vivants se tiennent. Devons-nous conclure avec Schopenhauer que l’individualité est une illusion ? Quelles que soient les grandes analogies de direction entre Schopenhauer et M. Bergson, la communauté de plan sur lequel ils pensent, les concordances des deux systèmes, il n’en est pas moins vrai que Schopenhauer trouve le néant là même où pour M. Bergson gît l’intuition unique du réel, à savoir dans la réflexion sur nous-mêmes. Le néant de l’individu paraît prouvé à Schopenhauer par ce fait que nous ne pouvons prendre conscience de notre moi « en lui-même et indépendamment des objets de connaissance et de volonté. Dès que nous nous avisons de pénétrer en nous-mêmes et que, dirigeant l’œil de l’esprit vers le dedans, nous voulons nous contempler, nous ne réussissons qu’à aller nous perdre dans un vide sans fond ; nous nous faisons à nous-mêmes l’effet de cette boule de verre creuse, du vide de laquelle sort une voix, mais une voix qui a son principe ailleurs ; et au moment de nous saisir nous ne touchons, ô horreur ! qu’un fantôme sans substance[1] ». Il ne s’agit pas d’une boule de verre, mais d’un globe obscur dans les entrailles duquel nous devons, comme le géant Phtos de Victor Hugo, fouiller péniblement, fructueusement. Pour Schopenhauer l’individualité est une erreur absolue, pour M. Bergson elle est un moment de la réalité, et, comme toute réalité implique la durée, il n’y a rien, en somme, de plus réel que ce moment.

C’est que M. Bergson a creusé avec plus d’application et de pro-

  1. Le Monde comme Volonté, I, 290.