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LE BERGSONISME

fondeur que Schopenhauer, moins de génie vivant et plus de patience lucide. Ce que Schopenhauer dit de l’individualité dans la vie, M. Bergson ne le dit que de la division dans la matière. Pour Schopenhauer le principe d’individuation appliqué à la Volonté ne fait que dessiner les lignes du désir et de la souffrance possibles ; la première étape de la libération par la vérité consiste à effacer par la pitié ces lignes individuelles, et à prendre conscience de la Volonté comme d’une réalité unique et universelle. C’est un peu à cette façon du principe d’individuation que nous découpons, pour M. Bergson, la matière. « Les contours distincts que nous attribuons à un objet, et qui lui confèrent son individualité, ne sont que le dessin d’un certain genre d’influence que nous pourrions exercer en un certain point de l’espace. C’est le plan de nos actions éventuelles qui est renvoyé à nos yeux, comme par un miroir, quand nous apercevons les surfaces et les arêtes des choses[1] » Schopenhauer dirait que le plan de nos passions est renvoyé à nos yeux, comme par un miroir, quand nous déployons les duretés et les piquants de notre personnalité égoïste, et la vie pour nous c’est ce monde de passions. La philosophie lui parait une manière de nous guérir de notre individualité (il voyait dans Spinoza l’Ancien Testament de sa « bonne nouvelle »). Elle est pour M. Bergson un moyen d’aller jusqu’au bout de notre individualité et d’y trouver l’être.

Mais aller jusqu’au bout de l’individualité c’est cesser plus ou moins d’être un individu. La vie ne suit les directions de la matière que pour réagir contre elle. Dans la mesure où l’individuation est imposée par la matière, la vie s’efforce de réagir contre l’individuation, de balancer la tendance à s’extérioriser par une tendance à se réunir. L’amour n’est autre chose que le sentiment de l’unité vitale retrouvée par delà l’individu. Il y a, dit M. Bergson, « dans la genèse de l’individu une hantise de la forme sociale, comme s’il ne pouvait se développer qu’à la condition de scinder sa substance en éléments ayant eux-mêmes une apparence d’individualité, et unis entre eux par une apparence de sociabilité[2] ». De sorte que la forme sociale et la forme individuelle sont, dans une certaine mesure, indiscernables, contenues également dans l’élan vital qui « n’est ni unité pure ni multiplicité pure ; si la matière à laquelle il se communique le met en demeure d’opter pour

  1. Évolution Créatrice, p. 12.
  2. Id., p. 282.