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LE BERGSONISME

« L’acte par lequel la vie s’achemine à la création d’une forme nouvelle, et l’acte par lequel cette forme se dessine, sont deux mouvements différents et souvent antagonistes. Le premier se prolonge dans le second, mais il ne peut s’y prolonger sans se distraire de cette direction, comme il arriverait à un sauteur qui, pour franchir l’obstacle, serait obligé d’en détourner les yeux et de se regarder lui-même[1]. » Ce qui sauve la vie, c’est la mort des individus.

Nous parlions plus haut des affinités héraclitéennes du bergsonisme. Nous disions comment une philosophie de la mobilité implique une philosophie des contraires. C’est ainsi que l’élan vital porte de plusieurs façons, avec lui, des contraires qui en sont inséparables : nous ne voyons pas son mouvement propre indépendamment du mouvement inverse du sien, celui de la matière ; ces formes de la vie que sont les individus et les espèces, elles sont en même temps des arrêts de la vie ; l’intelligence figure sur la terre la plus haute des réussites de l’élan vital, et en même temps elle nous fait tourner le dos à cet élan, elle nous empêche de coïncider intérieurement avec lui. Et ces contraires se résolvent en réalité, en réalité mobile, par des compromis, des inventions originales, des modus vivendi analogues à celui qui se traduit par l’organisation. Ou plutôt ces contraires, ces compromis sont les termes par lesquels l’intelligence interprète en son langage analytique un acte par lui-même éminemment simple.

L’individu, et surtout l’individu intelligent, c’est l’élan vital dans son contact le plus complet avec la matière, c’est la marque du pied que cet élan pose un moment pour s’élancer plus avant. La vie individuelle, c’est la vie rivée à un organisme, c’est-à-dire à la matière. Le mythe platonicien qui fait du corps la prison de l’âme peut assez bien se traduire en termes bergsoniens. Appelons-le la prison de la vie. Mais il faudrait un terme comme celui d’ergastolo qui associe l’idée de prison à celui de travail mécanique. Toutes les forces positives, vie, conscience, mémoire, sont en droit, du point de vue de l’élan vital, des totalités ; la vie, en l’être vivant, serait en droit totalité de l’élan vital, et notre égoïsme naturel forme le débris impuissant de cette totalité ; la perception est en droit perception du tout ; la mémoire est en droit conscience de tout notre passé, de tout le passé de la vie. Le fait qui les limite, les spécialise, est de l’ordre privatif. Et il les limite pour un effort, il les spécialise pour un travail. « Ce n’est pas dans l’objet,

  1. Évolution Créatrice, p. 140.