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LE MONDE QUI DURE

unis ensuite en une multiplicité de fusion (le déterminisme nous apparaît quand nous fixons notre esprit sur le détail de cette multiplicité), tandis que pour Kant elle se crée hors du temps, par un acte libre unique. Mais enfin le rapport kantien entre le caractère intelligible et le caractère empirique ressemble fort au rapport bergsonien entre le moi profond et le moi superficiel. Certes nous sommes automates en les trois quarts de nos actions, — et bien plus. Ces actions automatiques, comme le caractère empirique, « constituent, réunies, le substrat de notre activité libre, et jouent vis-à-vis de cette activité le même rôle que nos fonctions organiques par rapport à l’ensemble de notre vie consciente ». Mais précisément cette vie automatique a été d’abord consciente, et, dans une certaine mesure, libre ; ce caractère empirique est le dépôt d’un caractère intelligible qui n’est jamais tout fait comme chez Kant, mais qui se fait sans cesse dans l’unité progressive d’une boule de neige ; l’acte libre répond « à cette conception particulière de la vie qui, est l’équivalent de toute notre expérience passée[1] ». J’ai cité plus haut le passage de l’Éssai où M. Bergson faisait de l’acte libre un acte où nous nous décidons « sans raison, peut-être contre toute raison ». Pour Kant, au contraire, non seulement nous croyons à la liberté par un acte de notre raison, de cette raison pure qui ne comporte qu’un usage pratique, mais il semble bien que nous ayons choisi notre caractère intemporel par un acte de raison transcendante. La raison étant législatrice par sa forme, on pourrait aussi bien dire qu’elle s’est donné librement sa loi hors du temps. M. Bergson, qui étend à toute l’intelligence ce rôle législateur et pratique que Kant attribue à la raison, lui soustrait la liberté. Retenons simplement des deux doctrines l’esprit qui identifie la liberté au mouvement par lequel la totalité du moi se porte, chez M. Bergson, le long du temps, et, chez Kant, du monde hors du temps au monde dans le temps.

Dans les deux théories notre liberté c’est notre absolu, et notre absolu c’est notre totalité. Non certes, pour M. Bergson, la totalité d’un donné (qui ne pourrait s’exprimer que par un déterminisme), mais la totalité d’un élan, d’une force qui, au lieu d’être donnée, donne, et donne toute. Et l’on irait peut-être de la liberté à la morale en passant de la force qui donne toute à la force qui donne tout, qui donne tout par le fait qu’elle donne toute. La théorie bergsonienne

  1. Essai, p. 130.