Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TI.djvu/268

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
254
LE BERGSONISME

savoir qu’un pervers qui pratique ne doit pas plus être admis dans la société qu’un bossu dans l’armée. C’était faire tenir à peu près toute la morale dans une sorte de chapitre des chapeaux, — les képis de majors et de préfets d’un conseil supérieur de révision. M. Bergson ruine précisément la doctrine qui assimile à une cornue la durée d’un être vivant, le vice et la vertu d’un homme au sucre que fait un diabétique. Il commence par le commencement. Il nettoie et nous rend toute vive la source de la vie morale, qui est la liberté. À d’autres de continuer son œuvre, comme il en a continué d’autres.

Je parlais à ce sujet de Platon et de Kant. Kant, dans sa doctrine de la liberté, n’a guère fait que donner une expression rationnelle et métaphysique à l’admirable mythe d’Er l’Arménien. Rien de plus contraire, en apparence, à la théorie de M. Bergson que l’idée kantienne de la liberté intelligible. M. Bergson plonge la liberté à même la durée, l’identifie avec l’acte même de la chose qui dure. Pour Kant au contraire en posant le temps on pose le déterminisme, et pour sauver la liberté il faut la retirer hors du temps. La liberté c’est le temporel pur, dit M. Bergson ; la liberté c’est l’intemporel absolu, dit Kant. Mais il ne paraît pas que cette différence soit fondamentale. Les deux doctrines se rapprochent, coïncident en ceci, qu’elles font du déterminisme le point de vue de la périphérie, de la quantité, du multiple, du monde matériel auquel nous avons affaire, et de la liberté le point de vue du centre, de l’unité, du monde spirituel. M. Bergson appelle acte libre l’acte « dont le moi seul aura été l’auteur[1] », c’est-à-dire dans lequel auront donné tout entiers cette nature que nous avons, selon le mythe platonicien, choisie, ce caractère intelligible dont nous sommes responsables selon Kant. Platon et Kant disent que c’est d’une décision libre que l’âme entière émane. M. Bergson retournerait la proposition. « C’est de l’âme entière, écrit-il, que la décision libre émane ; et l’acte sera d’autant plus libre que la série dynamique à laquelle il se rattache tendra davantage à s’identifier avec le moi fondamental[2]. » Mais cette proposition n’est nullement contradictoire de celle qu’elle retourne. Lorsque M. Bergson dit que la décision libre émane de l’âme entière, on ne saurait imaginer que cette âme entière ne soit pas elle-même une âme de liberté. La différence consisterait seulement en ceci, que sa liberté se crée dans la durée, par une série d’actes libres,

  1. Essai, p. 127.
  2. Id., p. 128.