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LES DIRECTIONS

sans effort, l’habitude de la retrouver par delà cette matérialisation. La durée pure est succession, elle est fusion. Mais cette durée notre nature exige que nous l’exprimions en étendue, cette succession que nous la figurions comme une ligne continue, et tout entière donnée d’un coup, cette fusion que nous en juxtaposions par l’intelligence et le langage les éléments que nous aurons dissociés. Il y a donc dans notre nature même, dans notre façon de voir et de comprendre les choses, un obstacle à ce qu’elles soient vues et comprises en leur être. Une philosophie de la durée sera, comme toutes les philosophies profondes depuis Kant, une philosophie critique, une psychologie des « idoles » baconiennes ou autres.

Philosophie critique qui n’est une philosophie positive que parce qu’elle soustrait, comme celle de Descartes et de Kant, à la critique un fait d’expérience interne. Ce fait d’expérience interne c’est que je m’éprouve comme une chose qui dure. Toute la figure de l’enchaînement cartésien se dessinera dans la philosophie bergsonienne. La substance du Cogito se retrouve dans ce principe : Quelle que soit la réalité de l’absolu, nous en sommes, — en tant que substance pensante, dit Descartes ; — en tant qu’agents moraux, dit Kant ; — en tant que chose qui dure, dit M. Bergson. Je suis donc une chose qui dure comme j’étais pour Descartes une chose qui pense. Mais la pente du cartésianisme parti du Cogito mène à une équivalence et à une identité croissantes de la pensée et de l’être. Je pense Dieu, donc Dieu est, tel est le sens de la preuve ontologique. Et l’acte de la pensée nous ayant fourni le type de notre réalité intérieure et le type de la réalité divine, il reste évidemment peu à faire pour qu’il nous fournisse le type de la réalité extérieure, ramenée à l’étendue, c’est-à-dire à l’idée géométrique. La durée procure, sur le même modèle, au bergsonisme, la même communication, par l’intérieur, avec l’absolu, que la pensée au cartésianisme. Je suis une chose qui dure, et je ne puis comprendre l’univers que comme une chose qui dure, je ne puis rien tenir pour chose qui ne soit durée. Toute métaphysique depuis Platon consiste d’ailleurs à tirer l’absolu d’un fait d’expérience interne, à prendre en nous-mêmes et à braquer sur le dehors le point lumineux qui éclaire l’infini.

Descartes peut dire : « Je suis une chose qui pense » parce qu’il n’y a rien de plus dans le mot chose que dans le verbe être, dont il s’extrait analytiquement. Il n’en est peut-être pas de même de : « Je suis une chose qui dure. » Si nous rencontrions cette expression dans le langage