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LE BERGSONISME

courant, indépendamment du contexte bergsonien, nous la prendrions sans doute à contre-sens. Une chose qui dure signifie d’ordinaire une chose qui ne change pas, et, dans ce sens, toute chose dure en tant qu’elle est chose, c’est-à-dire en tant qu’elle subsiste identique à elle-même en ses moments successifs. Au sens bergsonien, durer c’est changer, changer comme on change en vivant, c’est-à-dire en accumulant un passé que l’apport du présent modifie constamment. Dès lors dans : « Je suis une chose qui dure », le verbe être n’est pas à sa place, il figure une vanne qui empêche la durée de couler. C’est que le langage est l’œuvre d’une métaphysique substantialiste inconsciente, et que la philosophie devrait, si en elle était capable, se créer un autre langage, substituer comme verbe essentiel devenir à être, imaginer, sur le modèle de l’expression vivre une vie, quelque : Je deviens un devenir qui dure. Mais il est conforme à une loi plus profonde encore que la philosophie, s’insérant dans un langage qui est fait contre elle, en épouse la direction pour le dépasser.

C’est donc d’un point de vue tout exotérique que le philosophe peut dire : « Je suis une chose qui dure. » Une partie de l’effort de la philosophie qui a suivi Descartes a consisté précisément à mettre l’accent sur la durée et à le détourner de la chose. Les philosophies de l’évolution, allemande et anglaise, qui visent à la première fin, ne datent que du XIXe siècle, mais, dès que la réaction contre le cartésianisme commence, l’immatérialisme de Berkeley, le phénoménisme de Hume, le criticisme de Kant s’étaient efforcés vers la seconde.

Les deux derniers au moins avaient fait remarquer que le cartésianisme et les philosophies qui en étaient nées passaient illégitimement de l’être phénoménal impliqué dans le Je suis du Cogito à l’être substantiel de la chose qui pense. (Je suis. Que suis-je ? Une chose qui pense) et non moins illégitimement du sujet de la pensée à l’objet de la pensée (Une chose qui pense quoi ? — Dieu.) De ces prémisses cartésiens et spinozistes la philosophie du XVIIe siècle avait pu procéder largement et superbement, suivre la pente dialectique, faire avancer les bataillons d’idées, rejoindre les voies royales de l’hellénisme et de la scolastique (dont elle n’était jamais entièrement sortie), équilibrer, par un massif intellectualiste moderne, le massif intellectualiste ancien. La philosophie du XVIIIe siècle tend, dans son œuvre constructrice et créatrice, à remplacer « Je suis une chose qui pense » par « Je suis une chose qui sent » ou par « Je suis une chose qui agit ». Mais dans les deux cas il est certain que le mot chose ne