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LE BERGSONISME

nité : Sentimus, experimur nos temporaneos esse, dit M. Bergson. Nous voyons partout de l’ordre dans l’univers, c’est-à-dire un système et des systèmes. Mais il n’y a de systèmes réels que les systèmes qui durent. Quant aux systèmes qui ne durent pas, c’est-à-dire ceux que notre science abstrait, découpe pour les nécessités de notre action ou par l’effet d’un pli que les nécessités ont créé, ils n’ont pas d’existence réelle, ils ne sont que des vues de l’esprit sur la matière, déterminés par les lignes que suivraient sur elle notre moindre effort et notre plus commode pratique.

« Le métaphysicien que nous portons inconsciemment en nous, et dont la présence s’explique, comme on le verra plus loin, par la place même que l’homme occupe dans l’ensemble des êtres vivants, a ses exigences arrêtées, ses explications faites, ses thèses irréductibles : toutes se ramènent à la négation de la durée concrète[1]. » Tout se passe comme si M. Bergson avait posé son problème à la façon de Copernic et de Kant, s’était demandé si, aux difficultés qui la pressent et aux impasses où elle aboutit, la métaphysique ne pouvait pas échapper en renversant le point de vue des métaphysiciens, en partant de l’existence de la durée concrète et en faisant de cette durée le type même de l’existence.

C’est une loi de la vie que toute réalité vivante ne prenne conscience d’elle-même qu’en se reconnaissant, en se fortifiant, en luttant contre son contraire. Je m’exprime mal : un être vivant, un caractère vivant n’ont pas de contraire, et il y a longtemps par exemple que la psychologie a reconnu le caractère candide du principe darwinien de l’antithèse dans la théorie de l’expression des émotions. Mais si nous n’avons pas de contraire, nous nous en créons artificiellement un sous la figure de notre ennemi, ennemi privé ou ennemi national. Et le génie d’un individu ou d’un peuple ne s’éveille et ne s’affine que par ce contact. Ce qui n’empêche pas le sage de reconnaître des deux côtés d’une barricade ou d’une frontière les mêmes formes d’une commune humanité, et de murmurer le Tat tvam asi. Une philosophie est souvent une chose humaine autant et plus qu’elle n’est une œuvre de sagesse, et le principe qui la nourrit, l’intuition centrale d’où elle naît ont besoin d’un antagoniste contre lequel ils s’établissent et s’affirment. Cet antagoniste a été longtemps, pour les philosophes, la durée. Il serait, au contraire, pour une philosophie de la durée, constitué par les mathé-

  1. L’Évolution Créatrice, p. 18.