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LES DIRECTIONS

matiques, type parfait de la réalité pour les cartésiens, type parfait de l’irréalité et schéma de la commodité pratique pour M. Bergson. « Le monde sur lequel le mathématicien opère est un monde qui meurt et renaît à chaque instant, celui-là même auquel pensait Descartes quand il parlait de création continuée[1]. » Il est figuré par des instantanés successifs qui expriment des extrémités du temps, alors que la durée réelle est constituée par une continuité de temps. Les mathématiques, grand moyen de notre action sur la nature, deviennent le grand principe de notre erreur sur la nature, la grande illusion des métaphysiciens. Elles communiquent à la métaphysique, en la débarrassant de la durée, leur facilité contagieuse. Elles constituent pour elle un type idéal sur lequel elle cherche à se modeler, à la suite duquel elle tourne le dos à la réalité. Dès qu’une fraîche intuition surgit avec un grand philosophe, ce baptême du génie n’empêche pas cette intuition d’être modelée et tentée par le péché originel de sa nature et par la pente spontanée de son terrain. Nous ne retrouverons et n’éclairerons la vérité de la durée qu’en la maintenant par une vigilance constamment tendue à l’état de défense contre un péril impliqué dans notre manière même de penser.

La philosophie des métaphyciciens et celle à laquelle aboutit la science conspirent également contre la conscience de la durée. On peut dire à peu près de toute philosophie, et même de la philosophie de l’évolution, qui est une philosophie de la loi, ce qui est dit ici du mécanisme : « Le mécanisme radical implique : une métaphysique où la totalité du réel est posée en bloc, dans l’éternité, et où la durée apparente des choses exprime simplement l’infirmité d’un esprit qui ne peut pas connaître tout à la fois[2]. » La théologie marche ici devant le mécanisme, comme marche devant la locomotive, dit Wells, l’ombre du cheval dépossédé. L’idée d’un être en lequel sont réalisées toutes les perfections, et par rapport auquel tout, y compris la pensée que nous avons de lui, comme dans la preuve ontologique, prend valeur d’existence et implique une exigence d’être, cette idée exclut la durée comme une imperfection et une infirmité. Il n’appartient pas à l’être parfait d’être soumis au temps, de ne vivre qu’au fur et à mesure de la durée. Nous savons bien que si nous pouvions nous donner toutes les perfections nous n’aurions garde d’omettre dans l’inventaire la

  1. L’Évolution Créatrice, p. 24.
  2. Id., p. 45.