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LES DIRECTIONS

ce soit par une autre voie que l’un et l’autre tentent leur démonstration. Il reste ceci, que la seule réalité de durée nous paraît être le présent. Mais il nous suffit de faire tourner légèrement notre réflexion, ou, mieux, de l’approfondir, pour reconnaître qu’il n’y a là qu’une apparence, que présent aussi bien que passé et avenir sont des coupes verbales sur une réalité continue, que le présent par lui-même ne dure pas, et, psychologiquement, n’est pas, qu’il ne dure que par sa solidarité avec le moment qui le précède, c’est-à-dire avec un passé, avec notre passé, avec tout notre passé, avec ce qui nous confère notre existence psychologique, notre réalité. C’est le passé qui constitue l’étoffe résistante dont nous sommes faits, dont peut-être tout est fait. Le passé n’est pas une chose qui passe, mais une chose qui est passée, une chose qui reste. « Notre passé nous reste présent. Que sommes-nous, en effet, qu’est-ce que notre caractère, sinon la condensation de l’histoire que nous avons vécue depuis notre naissance, avant notre naissance même, puisque nous apportons avec nous des dispositions pré-natales ?[1] » Notre caractère, notre être véritable, notre durée sont donc constitués par notre passé. Notons ici la position inverse et symétrique de celle qui est prise par Kant et Schopenhauer lorsqu’ils font, au contraire, de notre être dans la durée la dilution ou la réfraction de notre être intemporel, de notre caractère empirique l’expression ou la monnaie de notre caractère intelligible. Mais les deux doctrines, bien que contraires, se ramènent à un même point de vue : que l’absolu soit dans la durée ou qu’il soit par delà la durée, dans les deux cas, en touchant notre caractère, en nous saisissant dans la profondeur authentique de notre être, nous atteignons de l’absolu.

Insistons sur cette identité de notre passé et de notre caractère, participant à la même réalité et au même absolu : elle constitue pour l’intelligence de la doctrine bergsonienne un point de départ commode. Notre caractère, ou notre être, est constitué par notre passé, mais n’est pas arrêté dans notre passé. Il se forme, se transforme avec notre durée tout entière, il a besoin, pour se créer, de la même durée que le morceau de sucre pour fondre. S’il coïncide jusqu’à un certain point avec le caractère absolu de Kant, il se place à l’antipode de son caractère intemporel. Nous sentons par la réflexion que notre caractère ne serait plus le même si une partie de sa durée en avait été retranchée.

  1. L’Évolution Créatrice, p. 5.