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LES DIRECTIONS

c’est-à-dire implique un passé immédiat, est penché d’une certaine manière qui constitue son inclinaison vers l’avenir, et il ne peut se séparer de ce passé et de cette inclinaison. La sensation la plus élémentaire, la plus instantanée est déjà une condensation de milliards de vibrations, qui ne se sont condensées qu’en occupant une durée. Tout présent vivant comporte du passé immédiat, qui est de la sensation, et de l’avenir immédiat, qui est tendance au mouvement, d’où cette formule de synthèse : « Le présent est par essence sensori-moteur, c’est-à-dire que mon présent consiste dans la conscience que j’ai de mon corps[1]. » Le caractère sui generis du présent tient à ce qu’il ne peut y avoir, à un moment donné, qu’un seul système de sensations et de mouvements.

Le mot de présent et le sentiment du présent expriment en des termes et en un ordre de durée ce que réalise en signes d’espace l’existence distincte de mon corps. La matière se définissant comme un présent perpétuel, une réalité qui recommence à chaque instant de la durée (caractères que Descartes avait attribués avec profondeur à son monde pensé dans la mathématique pure), « notre présent est la matérialité même de notre existence, c’est-à-dire un ensemble de sensations et de mouvements, rien autre chose. » Précisément nous appelons monde matériel une « coupe quasi-instantanée que notre perception pratique dans le monde en voie d’écoulement », cet écoulement continu faisant la réalité du monde comme le changement fait notre réalité psychologique.

Le présent porte donc sur une réalité matérielle, il exprime en termes de temps l’attitude de mon corps. Il est l’esprit devenu momentané, c’est-à-dire matériel. Locke croyait à tort qu’on pouvait concevoir une matière qui eût reçu la faculté de penser, et les matérialistes encore plus à tort que cette conception était en effet la réalité. Mais M. Bergson pose ce qu’avaient déjà vu Ravaisson et Leibnitz, qu’on peut concevoir un esprit qui ait la faculté de devenir matière par simple diminution d’être, et dont la matière ne soit que l’interruption et la détente, — ou, puisqu’il est durée, que l’instantanéité. Nous voyons ici s’amorcer la théorie bergsonienne de la distinction de l’âme et du corps posée non en termes d’espace mais en termes de durée. Comment et pourquoi l’esprit passe-t-il à cet état de matérialité qu’est le présent, comment et pourquoi le présent nous apparaît-il

  1. Matière et Mémoire, p. 149.