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LE BERGSONISME

comme le seul moment réel de la durée, de même que les corps apparaissent au sens commun, et à cette philosophie du sens commun qu’est le matérialisme, comme la seule réalité ? C’est que nous sommes faits pour l’action, conditionnés par les nécessités de l’action, et que la matière est le domaine de notre action. La vie, pour agir sur la matière, s’adapte à la matière, notre présent nous apparaît comme notre réalité, de même que la matière nous semble la réalité, parce que notre présent est l’instrument de notre action, la matière, l’objet et l’instrument à la fois de notre action, et que, faits pour agir, nous logeons la réalité dans les catégories de notre action. « Ce que j’appelle mon présent, c’est mon attitude vis-à-vis de l’objet immédiat, c’est mon action imminente. Mon présent est donc bien sensori-moteur. De mon passé, cela seul devient image et par conséquent sensation au moins naissante, qui peut collaborer à cette action, s’insérer dans cette attitude, en un mot se rendre utile[1]. »

En d’autres termes le présent n’est pas la durée de notre être, mais la durée de notre action. Vivre dans le moment présent c’est être pris tout entier par son action et l’attention qu’on lui prête. Les enfants se donnent beaucoup plus que nous à leur action, vivent davantage dans le mouvement : c’est pourquoi ils jouissent du présent avec une continuité et une fraîcheur que l’homme fait ne connaît plus. Mais vivre dans le présent ne signifie pas s’immobiliser au présent (ce qui serait contradictoire), il signifie même le contraire. Y vivre, en jouir, c’est le traverser par un mouvement qui ne s’arrête pas ; c’est l’utiliser pour l’action. Au contraire la personne incapable d’action, le déprimé ou le neurasthénique, s’absorbe dans son présent, l’éprouve comme une matière qui lui pèse et l’arrête. Au lieu de vivre d’un coup, d’une haleine, d’une enjambée le moment présent, il y piétine et le divise indéfiniment comme le philosophe zénonien de la dichotomie.

La durée nous offre déjà dans tous leurs traits essentiels les deux faces du problème philosophique tel que l’aperçoit M. Bergson. Si nous regardons la durée du point de vue de notre action, la vraie durée c’est le présent, mais de la même façon que dans la pièce de Molière le vrai Amphitryon est l’Amphitryon où l’on dîne. Pour le spectateur désintéressé, qui ne dîne pas derrière le théâtre, cet Amphitryon où l’on dîne est précisément le faux Amphitryon ; le vrai Amphitryon

  1. Matière et Mémoire, p. 152.