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LE BERGSONISME

envahissant et recouvrant le présent. « Chez des personnes qui voient surgir devant elles, à l’improviste, la menace d’une mort soudaine, chez l’alpiniste qui glisse au fond d’un précipice, chez des noyés et chez des pendus, il semble qu’une conversion brusque de l’attention puisse se produire, — quelque chose comme un changement d’orientation de la conscience qui, jusqu’alors tournée vers l’avenir et absorbée par les nécessités de l’action, subitement s’en désintéresse. Cela suffit pour que mille et mille détails oubliés soient remémorés, pour que l’histoire entière de la personne se déroule devant elle en panorama[1]. »

Notre passé réel existe en nous, derrière nous : s’il peut s’étaler ainsi tout entier quand nous cessons d’agir, nous sommes hommes d’action dans la mesure où nous pouvons et savons en refuser toute la partie qui n’intéresse pas notre action et notre présent ; nous sommes rêveurs, parfois poètes, par exception philosophes, quand nous pouvons et savons, tournant le dos à l’action, nous trouver un sens du passé, détacher de notre présent la barque qui glissera librement et passionnément vers des horizons. « Je jouis, disait Jules Lemaître, de sentir à tout mon être des racines si profondes dans les temps écoulés et d’avoir tant vécu avant de voir la lumière. L’avenir n’est que ténèbres et épouvante : toutes les fois que j’essaye de me figurer ce que sera le monde dans cent ans, dans mille ans, je sors de ce rêve avec un malaise horrible… Au contraire le rêve du passé est plein de charmes secrets : il prolonge ma vie par delà le berceau, il éveille en moi l’imagination pittoresque et il me fait éprouver que j’ai un bon cœur. Joignez que l’étude du passé est souvent une excellente leçon de sagesse, et qu’elle nous enseigne doucement la vanité des choses tout en nous intéressant à cette vanité même[2]. » Il est bien curieux que l’auteur de cette jolie page et des Vieux Livres se soit cru un homme d’action, ait pris innocemment la tête d’une grande œuvre politique.

« Je suis une chose qui dure » signifie donc que mon passé existe tout entier en moi (la théorie de la mémoire nous fait voir où et comment), mais que je ne vis dans le présent qu’à condition d’oublier la plus grande partie de ce passé, de n’en retenir que ce qui peut aider, instruire, éclairer ce présent. Cela en gros, à l’état de tendance plutôt que de réalisation précise (la précision ne convient pas à la vie) et

  1. La Perception du changement, p. 31.
  2. Les Contemporains, III, p. 225.