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LES DIRECTIONS

l’occlusion n’étant jamais telle (à moins d’une attention exceptionnelle et même somnambulique) que mille souvenirs de contrebande, tout désintéressés, ne se glissent encore capricieusement dans l’état présent : ainsi la vanne d’une écluse n’arrête l’eau qu’en masse, assez pour son effet utile, et laisse passer tout un menu ruissellement qui entretient le courant.

Envisager la réalité psychologique sub specie durationis, c’est la prendre comme une réalité pleine, non comme ces formes, ces cadres ou ces abstractions auxquelles Leibnitz, Kant, le criticisme français s’efforcent de ramener le temps. Aucune forme de la pensée pure, aucune dialectique ne nous permettront de la déduire. Il nous faut d’abord l’épouser en nous comme un fait, la reconnaître et la suivre dans une expérience immédiate, qui nous conduit à découvrir ce que la déduction ne nous eût jamais donné. Cette liaison active du passé et du présent est tout autre chose que l’ordre de succession leibnitzien ou la forme a priori kantienne. Et il en va de même des autres caractères de la durée, dont chacun nous permet d’éprouver par une nouvelle prise cette étoffe résistante : le changement et la multiplicité, la qualité et la tension, — les deux premiers répondant au « plusieurs » et les deux derniers à l’« un » de la personne.

II
UNE PHILOSOPHIE DU CHANGEMENT

Étant une chose qui dure, je suis une chose qui change. « Exister consiste à changer ». La philosophie a cherché jusqu’ici ce qui subsiste ; l’intellectualisme fait d’elle la connaissance du permanent. L’évolutionnisme intégral se place au point de vue opposé, et transporte l’accent réel non pas même sur ce qui change, mais sur le changement de ce qui change. Il nous semble au premier abord que nous connaissions cette doctrine : le πάντα ῥεῖ (panta rhei), l’héraclitéisme nous viennent à la mémoire. Et il est probable que le bergsonisme tiendra en face des philosophies ontologiques et dialectiques une place analogue à celle