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LE BERGSONISME

d’Héraclite vis-à-vis de Parménide et de Zenon, en attendant peut-être un nouveau Platon qui tentera de les rejoindre provisoirement. Mais Héraclite ne bergsonisait qu’avec mesure et se rapprocherait plutôt de Spencer : ce philosophe de l’écoulement était aussi le philosophe de la loi, dont il paraît avoir eu la première idée nette. En tout cas ses disciples allèrent plus loin que lui, et leur mobilisme radical dut lui faire à peu près les mêmes reproches que M. Bergson adresse à Spencer. Le Cratyle donne de ces héraclitéens de gauche un portrait que certains philosophes sont tentés aujourd’hui d’appliquer à M. Bergson, et qu’Alfred Fouillée a utilisé, dans sa polémique plus ingénue qu’ingénieuse contre l’auteur de l’Évolution Créatrice. À force de se tourner partout, dit Platon, ces philosophes ont vu en eux-mêmes cette mobilité, mais au lieu de la rapporter à leur état interne, ils l’ont mise dans les choses. Évidemment, philosopher, pour M. Bergson, ne consiste nullement à se tourner partout, mais à se concentrer en soi-même, à percer tenacement dans sa profondeur intérieure. C’est dans cette profondeur, où nous saisissons la nature authentique de l’être, que notre vie intérieure apparaît (voyez Montaigne) à l’oreille attentive comme un courant.

Il n’en est pas moins vrai qu’il y a toujours eu dans la philosophie, depuis Héraclite, ou plutôt depuis les premiers Ioniens, à côté de la tendance à réaliser les objets de la pensée en formes fixes et arrêtées, une tendance à ne les voir que déposés et entraînés par ce courant de la mobilité, et ne faisant figure sur lui que d’une écume labile et momentanée. Mais, comme la philosophie de la durée, la philosophie du changement et du mouvement était portée en compte au scepticisme. Cratyle chez Platon suit à peu près la même direction que Protagoras, et tous deux uniront leurs eaux confondues dans le pyrrhonisme et la Nouvelle Académie. La philosophie du changement ne saurait devenir une philosophie de l’être que par une conversion vers le dedans, plus intime encore que celle que la philosophie grecque tenait de Socrate. Ce n’est qu’en nous que nous pouvons trouver quelque chose qui soit à la fois du changement et de l’être. Alors il n’y a plus de scepticisme qui tienne, et c’est l’étape que la pensée occidentale franchit peut-être avec Montaigne. M. Bergson, dans la mesure où il se cherche des prédécesseurs, a semblé désigner comme les initiateurs de son mode de philosopher Rousseau et Pascal. Je suis beaucoup plus frappé de ses analogies avec le mobilisme psychologique de Montaigne, qui convertit comme lui toute sa vie intérieure