Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TI.djvu/62

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
48
LE BERGSONISME

losophie. Expliquer ici le monde matériel et là le monde immatériel, c’est trouver les points fixes, les repos par lesquels on expliquera le mouvement et le changement. Le monde a beau être dans un état de perpétuel changement et les atomes toujours en mouvement, l’atome ne change pas, et s’il se meut extérieurement, dans son rapport avec les autres atomes, il ne comporte en lui-même, en son intérieur, aucun déplacement de parties, aucune succession d’états. « Là est la ligne de démarcation bien nette entre l’intuition et l’analyse. On reconnaît le réel, le vécu, le concret, à ce qu’il est la variabilité même. On reconnaît l’élément à ce qu’il est invariable. Et il est invariable par définition, étant un schéma, une reconstruction simplifiée, souvent un simple symbole, en tout cas une vue prise sur la réalité qui s’écoule[1]. »

Arrêts psychologiques. De même que les atomes sont des arrêts conventionnels, les positions des suppositions arbitraires, ainsi l’une et l’autre des deux réalités (images et idées) auxquelles la psychologie associationniste ramène la complexité de la vie intérieure ne figurent que des coupes, des suppositions commodes. Si on leur cherche une réalité, cette réalité devrait être vue comme réalité déficiente, comme une interruption. Selon une comparaison qui est familière à M. Bergson, les images marquent plutôt l’interruption de la pensée que l’être de la pensée. Nous ne reporterons notre pensée en images que lorsque nous en interromprons par la réflexion psychologique la circulation naturelle. Notons d’ailleurs que M. Bergson, avec sa richesse platonicienne et baconienne de métaphores, semble bien, en même temps qu’un moteur comme Montaigne, un visuel, mais ce philosophe visuel est plus encore un visuel philosophe, réfléchit sur les images de sa pensée, cherche leur origine et leurs sources dans le courant qui les dépose et les dépasse. Il s’efforce de déduire ces formes visuelles de sa pensée, comme la mathématique moderne engendre par un mouvement les figures géométriques, les saisit ainsi plus près de leur source, de leur être. Montaigne, l’homme dont les images et l’intelligence sont les plus proches de celles de M. Bergson, nous paraît, lui, un moteur né, un moteur spontané ; M. Bergson, visuel, se ferait plutôt moteur par réflexion, en recherchant subtilement le clinamen par lequel se sont infléchies, pour être, ses images. Cette analyse de l’image va d’ailleurs très loin, jusqu’aux racines métaphysiques. Parmi les images où s’arrête notre pensée, il y en a une privilégiée qui est notre corps,

  1. Introduction à la Métaphysique, p. 19.