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LES DIRECTIONS

et qui est aussi nous-même en tant que nous nous concevons tout entier à l’imitation plastique de notre corps. Et la matière de notre corps, comme toute matière, c’est une congélation, un mouvement, un arrêt, — Et si toute image, subjective ou objective, se ramène à un arrêt. il en est de même de toute idée, aussi bien les idées psychologiques combinées par l’associationnisme que les Idées métaphysiques hypostasiées par Platon. « L’idée est un arrêt de la pensée ; elle naît quand la pensée, au lieu de continuer son chemin, fait une pause ou réfléchit sur elle-même : telle, la chaleur surgit dans la balle qui rencontre l’obstacle. Mais, pas plus que la chaleur ne préexistait dans la balle, l’idée ne faisait partie intégrante de la pensée. Essayez, par exemple, en mettant bout à bout les idées de chaleur, de production, de balle, et en intercalant les idées de production et de réflexion exprimées par les mots « dans » et « soi » de reconstituer la pensée que je viens d’exprimer par cette phrase : « la chaleur se produit dans la balle ». Vous verrez que c’est impossible, que la pensée-traduite par la phrase était un mouvement indivisible, et que les idées correspondant à chacun des mots sont simplement les représentations qui surgiraient dans l’esprit à chaque instant si la pensée s’arrêtait ; mais elle ne s’arrête pas[1]. » Ce qu’il y a de réel dans la pensée c’est le mouvement de la pensée, mais ce qui est pensé par la pensée ce n’est pas ce mouvement, c’est le contraire et la négation de ce mouvement ; notre pensée n’est point comme celle du Dieu d’Aristote une pensée qui se pense, mais une pensée qui pense, qui pense les objets sous la forme négative dont se constitue leur matérialité, sous la forme pratique dont elle se servira pour remonter, après l’avoir épousée, la direction de cette matérialité.

Arrêts métaphysiques. Dans la revue sommaire des systèmes qui termine l’Évolution Créatrice, la métaphysique, telle que M. Bergson l’aperçoit chez tous ses prédécesseurs, est viciée par cette contamination avec les nécessités pratiques qui nous obligent d’arrêter le mouvement pour l’utiliser, et qui nous font croire que c’est encore en l’arrêtant que nous réussirons à l’expliquer. Dès lors la métaphysique des Idées dessine le type éternel d’une métaphysique naturelle à l’esprit humain, naturel à ces nécessités pratiques qui, transportées sur le plan de la spéculation, érigent en absolu notre illusion intellectuelle ou plutôt, comme le pense avec Schopenhauer M. Bergson, notre

  1. L’Âme et le Corps, p. 28.