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LES DIRECTIONS

Montaigne presque la même image, née de la même source, l’image de l’enfant qui essaye de donner forme au mercure : même idée d’une nature fluide, d’une réalité de mouvement sur laquelle notre intelligence n’est pas accordée, et que nous symbolisons naturellement sous la figure de l’enfant non encore adapté à la matière, non encore technicien, non encore intelligent, mais qui, avec de telles expériences, le devient de jour en jour.

À ces figures de l’arrêt, un bergsonisme qui se serait prononcé et complété dans toutes les directions, comme l’ont fait les doctrines de Hegel et de Schopenhauer, joindrait sans doute les arrêts esthétiques, politiques, moraux. Et il lui serait plus facile qu’en métaphysique et en psychologie de s’appuyer ici sur le sens commun et sur le vocabulaire général. En ces trois domaines, nous sommes habitués à placer l’accent de la réalité sur le vivant, celui de l’irréalité et de la mort sur le géométrique. Nous associons l’être esthétique, politique et moral à une présence constante et mobile de la vie, à une continuité de changement, à tout cela même que nous acceptons si difficilement dans le domaine philosophique et qui répugne radicalement au domaine scientifique. Le sentiment de la beauté consiste en partie à ne pouvoir supporter les formes immobiles et figées nées d’un mécanisme, d’une imitation, d’une recette, — le sentiment de la vie politique consiste à épouser un courant vivant et à ne pas résoudre les questions en arrêtant le problème présent au type et à la figure d’un problème conventionnel ou passé, — le sentiment moral consiste à réagir contre le tout fait, le donné, l’arrêté de la vie sociale, à trouver une justice qui procède par l’insinuation et la sympathie exactement contraires aux « arrêts » de la « justice » sociale. L’originalité du bergsonisme n’est-elle pas précisément d’avoir fait remonter jusqu’à l’explication des principes les vérités propres aux réalités vivantes de l’art et de la morale ? Il était dès lors inutile que M. Bergson les traitât particulièrement. Et le vivant présente tant d’inattendu et de complexité que, par une élégante ironie des choses, il eût bien été possible que M. Bergson, qui a voulu laisser dans la métaphysique et la psychologie le minimum de « tout fait » et de conformisme, en eût au contraire transporté beaucoup dans ses pages sur l’art, la politique et la morale. Ainsi Descartes. Et n’est-ce point précisément dans sa hardiesse spéculative et dans son mobilisme que l’auteur de l’Apologie pour Raimond Sebond pensait trouver les meilleures raisons de conformisme moral, de conservatisme religieux et social ?