Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TI.djvu/66

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
52
LE BERGSONISME

Mais enfin, tout vrai mobilisme, comme celui de Montaigne, tout mobilisme subtil et délicat, ainsi que son frère aîné le pyrrhonisme, s’emporte lui-même, transporte à sa forme le point de vue du mouvement qu’il a appliqué à sa matière. Le mobilisme exprimé par le langage, et qui a subi dans le système bergsonien un commencement de solidification, n’est que le phénomène d’un bergsonisme idéal qui ne serait que mobilité inexprimée, refus d’arrêter sa pensée, intuition pure. À la limite on trouverait une attitude analogue à celle des yoguis de l’Inde, une immobilité par excès et totalité de mobilisme (on a pu supposer que Pyrrhon avait peut-être rapporté de son voyage dans l’Inde avec Alexandre les excès de sa doctrine). Mais le bergsonisme est une doctrine d’Occident. Son mobilisme intégral ne trouverait son achèvement et sa plénitude, ou plutôt ses contraires radicaux de l’achèvement et de la plénitude, que dans ce mouvement vital essentiel et nu qu’est l’amour, sous tous ses aspects, — sous toutes les formes qui ne sont que la réfraction et la monnaie de l’Amour. Aucune philosophie n’échappe au platonisme : à la limite du bergsonisme il y a le Phèdre et le Banquet. L’amour maternel, dit M. Bergson, nous livrerait peut-être le secret de la vie en nous montrant « chaque génération penchée sur celle qui la suivra. Il nous laisse entrevoir que l’être vivant est surtout un lieu de passage et que l’essentiel de la vie tient dans le mouvement qui le transmet[1]. » Le motif, peut-être de la Sainte-Arme de Léonard. Mais avant l’amour maternel, l’amour, dont le premier n’est qu’un prolongement, nous révèle cet essentiel, tenant, mieux encore, dans un mouvement moins matériel. En 1911, M. Bergson terminait ainsi son cours sur la Personnalité. « La joie de créer, de toutes est la meilleure. La mère le dit en pressant dans ses bras son enfant, au sens physique comme dans l’ordre moral le fruit de sa création. L’industriel le dit et le sent, quand, après avoir peiné dans un laborieux enfantement, il voit enfin se dresser devant lui son œuvre capable de vivre, il jouit d’avoir mis sur pied, d’avoir créé quelque chose qui marche. Cette joie la meilleure est celle du savant, de l’artiste, du philosophe ; sans doute ces hommes ne sont point insensibles aux caresses de la gloire ; mais si le savant, l’artiste, le philosophe s’attachent à la poursuite de la renommée, c’est parce qu’il leur manque l’absolue sécurité d’avoir créé du viable. Donnez-leur cette assurance et vous les verrez aussitôt faire peu de cas du

  1. L’Évolution Créatrice, p. 139.