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LE BERGSONISME

n’est que l’inertie de l’organisme qui s’y noie, refusant toute autre sensation[1] ». Théorie complétée dans Matière et Mémoire, où la douleur est expliquée par un effort local, et par conséquent impuissant. La sensation — qui n’existe presque pas chez les végétaux — apparaît chez les êtres qui se meuvent comme l’esquisse de leurs mouvements futurs, en tant que ces mouvements ne suivent pas par une réaction mécanique le mouvement reçu, mais peuvent être accomplis, différés, ou empêchés.

Ainsi la sensation, c’est-à-dire la forme la plus élémentaire de la qualité, s’explique en termes de mouvement. Mais ici comme ailleurs nous ne pouvons faire procéder l’une de l’autre, ainsi que le matérialisme et l’idéalisme l’essaient vainement, deux réalités ou si l’on veut deux apparences, dont les caractères sui generis diffèrent aussi radicalement que ceux d’un mouvement et d’un état conscient. Le problème est le même que celui de l’élan vital et de la matière. Pour que nous retrouvions le mouvement dans la qualité, il faut qu’il y ait déjà de la qualité dans le mouvement ; il faut qu’on voie dans le mouvement cette qualité réelle qui existe dans la sensation. Le mouvement implique « la qualité même, vibrant pour ainsi dire intérieurement et scandant sa propre existence en un nombre souvent incalculable de moments[2] ». Par delà le mouvement abstrait et fictif de la mécanique, il faut admettre dans l’univers des mouvements réels, « indivisibles, qui occupent de la durée, supposent un avant et un après, et relient les moments successifs du temps par un fil de qualité variable qui ne doit pas être sans quelque analogie avec la continuité de notre propre conscience[3] ». Du subjectif à l’objectif, il doit y avoir simplement différence de degré au sein d’une même réalité. Il faut que dans la qualité même de la sensation soit donnée une épaisseur de détails inaperçus, inconscients comme le sont les épaisseurs de la mémoire vraie, et que ces détails inaperçus soient précisément son objectivité « ce qu’elle a de plus qu’elle ne donne,… immense multiplicité des mouvements qu’elle exécute, en quelque sorte, à l’intérieur de sa chrysalide. Elle s’étale, immobile en surface, mais elle vit et vibre en profondeur[4] ».

Quantité et qualité constituent donc d’un certain point de vue deux limites de la vie psychologique, dont la distinction est d’abord

  1. Essai, p. 29.
  2. Matière et Mémoire, p. 225.
  3. Id., p. 226.
  4. Id., p. 228.