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LE BERGSONISME

de possibilités, une faculté de choisir, un réservoir d’indétermination, le contraire en somme d’une totalité réalisée. La vraie totalité de la personne psychique consistera donc dans la conscience d’une virtualité indéfinie, dans une puissance d’action, bref dans la liberté. « Ce qui fait de l’espérance un plaisir si intense, c’est que l’avenir, dont nous disposons à notre gré, nous apparaît en même temps sous une multitude de formes également souriantes, également possibles. Même si la plus désirée d’entre elles se réalise, il faudra faire le sacrifice des autres, et nous aurons beaucoup perdu. L’idée de l’avenir, grosse d’une infinité de possibles, est donc plus féconde que l’avenir lui-même, et c’est pourquoi l’on trouve plus de charme au rêve qu’à la possession[1]. »

L’analyse psychologique esquisse ici les thèmes que l’Évolution Créatrice transportera sur le registre métaphysique. L’existence des espèces et des individus s’explique en partie par un détour de l’élan vital pour conserver dans la réalité le plus grand nombre des possibles qu’implique son indétermination, pour actualiser en une pluralité d’êtres la pluralité de ses tendances. Dans cet état de plénitude heureuse qu’est l’espérance, nous retrouvons en nous une image de cette liberté antérieure à la détermination, et que sacrifie cette détermination. Schopenhauer, reprenant une image de Platon, compare le désir irrationnel à l’ardeur des enfants à la foire, qui veulent tout à la fois : c’est que précisément leur âge est celui de la virtualité et de la fraîcheur originelles, celui, dirait M. Bergson, où l’on possède neuves et brillantes ces innombrables esquisses de mouvements montés par les appareils moteurs et prêts au déclenchement.

Cette plénitude gonflée de virtualités, cette totalité mouvante de possibles c’est la réalité même de la vie. « La vie est en réalité d’ordre psychologique, et il est de l’essence du psychique d’envelopper une pluralité confuse de termes qui s’entrepénètrent[2]. » Mais il est aussi de l’essence de la vie, dans ses rapports avec la matière, de développer une pluralité distincte de termes qui se juxtaposent, d’êtres indépendants qui s’individualisent, de réalités spatiales qui se découpent isolément et s’excluent réciproquement.

Ce sera par le même effort, par la même conversion, que nous retrouverons le psychique à l’état pur et le vital à l’état pur, l’un et l’autre

  1. Essai, p. 7.
  2. L’Évolution Créatrice, p. 279.