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LES DIRECTIIONS

matérielles, l’acte de substituer « à l’impression qualitative que notre conscience en reçoit l’interprétation quantitative que notre science en donne[1] ». La prétendue intensité ne sera en ce cas qu’une illusion naturelle que la réflexion psycho-métaphysique doit dissiper, quitte à en conserver les éléments vrais, c’est-à-dire les mouvements réels qui s’accomplissent à l’intérieur de la sensation représentative. Il n’en est pas tout à fait de même de l’intensité des sensations affectives. Cette intensité se ramène aussi à un progrès quantitatif, mais cette variation quantitative s’accomplit dans une image privilégiée, qui est notre corps. Dans cette image privilégiée il est même un fait privilégié où « la conscience paraît s’épanouir au dehors comme si l’intensité se développait en étendue[2] ». C’est l’effort musculaire. Or le progrès de cette intensité, dit M. Bergson interprétant une théorie célèbre de James, se ramène à un progrès vers la totalité, à un nombre de plus en plus grand d’éléments musculaires en jeu, « à la perception d’une plus grande surface du corps s’intéressant à l’opération ». La variation particulière s’explique comme une variation d’ensemble, la partie par le tout, au lieu que la manière vicieuse de traiter le problème consiste dans l’explication inverse, œuvre de l’intelligence appliquée à un ordre où elle n’est pas à sa place. « De même que nous la verrons concentrer sur un point donné de l’organisme, pour en faire un effort d’intensité croissante, les contractions musculaires de plus en plus nombreuses qui s’effectuent sur la surface du corps, ainsi elle fera cristalliser à part, sous forme d’un désir qui grossit, les modifications progressives survenues dans la masse des faits psychiques coexistants[3]. » Nous touchons ici à la troisième forme que prend en psychologie l’idée d’intensité et à sa troisième origine : la croissance d’une multiplicité interne d’états de conscience, un progrès vers une totalité intérieure, comme l’intensité plus grande d’une sensation affective correspond à un accroissement des parties du corps qu’elle intéresse.

Au physique et au moral un état très intense est donc celui qui s’étend à toute la personne et non celui qui porterait très intensément sur une partie de la personne. Mais l’idée de totalité ne doit pas être appliquée à la personne avec le sens que nous lui donnons quand nous l’entendons d’une chose. On doit voir dans la personne un capital

  1. Essai, p. 38.
  2. Id., p. 15.
  3. Id., p. 7.