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LE BERGSONISME

changements élémentaires. C’est ainsi que les mille positions successives d’un coureur se contractent en une seule attitude symbolique, que notre œil perçoit, que l’art reproduit, et qui devient, pour tout le monde, l’image d’un homme qui court[1] ». Les rêves, les hallucinations, nous permettent d’éprouver en nous-mêmes ces différences possibles entre rythmes de durée. Il nous suffit de relâcher la tension qu’implique notre perception, d’imaginer une détente graduelle pour sentir « les qualités sensibles qui s’étendent et se délayent dans une durée infiniment plus divisée ». Ainsi, de la matière à la perception et de la perception à la matière, nous passons bien du même au même, du mouvement au mouvement, de la durée à la durée, de la réalité absolue à la réalité absolue. « Le changement est partout, mais en profondeur ; nous le localisons çà et là, mais en surface, et nous constituons ainsi des corps à la fois stables quant à leurs qualités et mobiles quant à leurs positions, un simple changement de lieu contractant en lui, à nos yeux, la transformation universelle[2]. »

La distinction de la matière et de l’esprit peut donc se définir, comme l’avait déjà vu Leibnitz, en termes de durée. Omne corpus est mens momentanea. On pose la matière dès qu’on nie la durée. Le cartésianisme, qui fait de l’étendue une réalité, ne peut lui communiquer l’être que par le miracle perpétuel de la création continuée. Comme on ne saurait nier la durée qu’en niant l’être (et le spinoziste retourné qu’est M. Bergson a expliqué dans son étude sur l’idée de néant l’absurdité de cette négation) il s’ensuit qu’il n’y a pas réellement de matière pure, c’est-à-dire de matière sans durée : il n’y a de matière pure qu’idéalement ou plutôt géométriquement. Si la réalité matérielle est composée de mouvements, elle n’est pas un esprit purement momentané, puisque le mouvement est une « synthèse du passé et du présent ». Mais dans la matière cette synthèse reste virtuelle, chaque mouvement expire dans son propre présent, le passé n’a littéralement pas le temps de se former. Car l’esprit est le passé pénétrant de plus en plus profondément le présent pour rendre plus vigoureuse la pointe dont il ronge ou sculpte l’avenir. Omne corpus est mens momentanea, sen carens recordatione. L’esprit apparaît avec cette recordatio même, avec cette mémoire ajoutée à la matière, de même qu’inversement, selon le mot de Ravaisson, c’est la matéria-

  1. Matière et Mémoire, p. 233.
  2. Id., p. 233.