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LES DIRECTIIONS

lité qui met en nous l’oubli. L’esprit commence donc dès les opérations élémentaires de la vie, peut-être avant, puisqu’il est en puissance dans les mouvements matériels (les néo-scolastiques s’étonnent candidement de voir M. Bergson tourner sans y entrer autour de l’idée de puissance qui leur est familière). Il s’accentue au moment où se créent des centres d’indétermination, des rythmes de durée, et chacun de ses degrés, « qui mesure une intensité croissante de vie, répond à une plus haute tension de durée, et se traduit au dehors par un plus grand développement du système sensori-moteur[1]. »

À la tension de la durée sont liés comme ses attributs, ou plutôt comme ses synonymes, la faculté d’attendre et les moyens de s’étendre. Attendre, c’est-à-dire emmagasiner de l’action, de l’énergie potentielle qui se déclenchera au moment utile. S’étendre, c’est-à-dire « mettre l’excitation reçue en rapport avec une variété de plus en plus riche de mécanismes moteurs », réagir à des excitations de plus en plus complexes et distantes, agir sur une matière de plus en plus vaste. « Toutes les sensations participent de l’étendue ; toutes poussent dans l’étendue des racines plus ou moins profondes[2]. » De sorte que la tension c’est une faculté de mémoire, la mémoire un instrument d’action, l’action un principe de liberté et qu’« entre la matière brute et l’esprit le plus capable de réflexion, il y a toutes les intensités possibles de la mémoire, ou, ce qui revient au même, tous les degrés de la liberté ».

Entendons-nous d’ailleurs sur ce mot de matière brute et ne cherchons pas à le définir avec précision. Ou plutôt, dès que nous le définissons avec précision, sachons bien ce que nous faisons : nous allons par une pente logique jusqu’au bout de sa détente, nous créons du mathématique. S’il y avait un mouvement absolument sans durée, les arguments éléates de la Flèche et du Stade seraient irréfutables. Le mouvement sans durée c’est la limite théorique que nous obtenons en supposant l’énergie complètement défaite, la tension absolument détendue, ce qui fournit d’ailleurs, comme le vide du doute provisoire, le meilleur moyen de la tendre ensuite à neuf. En d’autres termes il semble que le bergsonisme doive ici rejoindre la monadologie leibnitzienne, et considérer toute réalité concrète comme une réalité à la fois subjective et absolue. « La subjectivité des qualités sensibles

  1. Matière et Mémoire, p. 248.
  2. Id., p. 242.