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LE BERGSONISME

plus à son appel, ou bien le passé ne pouvant plus nourrir le présent n’orientera plus la personne dans sa marche à l’avenir.

Dans le premier cas, celui où la conscience ne peut plus tenir le passé sous son regard, il y aura amnésie, c’est-à-dire non perte des souvenirs, mais incapacité de les jouer, de s’en servir, de les organiser en actes, incapacité de tension. L’amnésie, qui se traduit par des personnalités successives, ressemblerait au rêve, et la personnalité nouvelle serait, comme celle du sommeil, un repos que donnerait la nature à une personnalité épuisée, incapable de maintenir son passé cohérent, organisé, tendu.

Les désordres du second genre embarrassent ou coupent le mouvement vers l’avenir. Il faut un état de santé bien exceptionnel pour qu’aucun d’eux ne se glisse dans notre vie normale. L’état pathologique ne commence que lorsque plusieurs espèces de ces désordres sont réunies et collaborent pour empêcher l’action. On peut distinguer le doute, — le sentiment d’automatisme universel, — la peur du mouvement, — les manies comme celle de compter, de connaître les noms propres, celles de certitude, d’interrogation, de présages, d’expiation, — les phobies. Mais cette diminution de la synergie, cette détente de la tension vitale, ne doivent pas être tenues pour quelque chose de positif. « Sans rien créer, la maladie se borne à diminuer la personne, et la diminution se traduit par un phénomène regardé à tort comme nouveau ; dans l’état sain il existait, mais empêché par une autre fonction de l’esprit. La folie pourrait donc n’être que la suppression d’une certaine puissance d’inhibition qui s’exerce dans la vie normale ». Par exemple le doute morbide c’est la suppression de la puissance d’inhiber l’intelligence, de s’arrêter dans les préparatifs de l’action pour passer à l’action.

Les maladies de la personnalité s’expliquent par sa détente. Mais à l’autre extrémité, par delà l’état de santé lui-même, ne saurait-on concevoir un état de grâce qui serait une tension suprême ? En deçà et en delà de notre durée, c’est-à-dire de notre rythme de tension, nous pouvons en imaginer, nous en éprouvons par analogie et sympathie une infinité d’autres. Des deux côtés nous sympathisons, ici avec une durée détendue, là avec une durée plus tendue. À la limite de la première, « serait le pur homogène, la pure répétition par laquelle nous définirons la matérialité. En marchant dans l’autre sens, nous allons à une durée qui se tend, se resserre, s’intensifie de plus en plus. À la limite serait l’éternité. Non pas l’éternité conceptuelle, qui est